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— Ne pas les révéler, pour le bien de la Tour Blanche. Seules la dirigeante et les représentantes sont au courant. Evanellein pense qu’il faudrait renverser Elaida, mais ce n’est pas le moment. Avec la tour à sauver, les Seanchaniens à vaincre et les Asha’man à gérer, cette heure ne viendra peut-être jamais.

Une perspective qui ne réjouissait pas Yukiri.

Pevara ravala son irritation. Yukiri avait bien le droit de ne pas aimer Elaida, mais quand il s’agissait de la Chaire d’Amyrlin, la question n’était pas là. Une kyrielle de femmes antipathiques avaient porté l’étole… et contribué au rayonnement de la Tour Blanche. Mais faire capturer cinquante et une sœurs, était-ce servir efficacement la tour ? Et le désastre des puits de Dumai, avec quatre Aes Sedai mortes et plus de vingt tombées entre les mains d’un ta’veren – une autre sorte de captivité ?

Aucune importance ! Elaida était originaire de l’Ajah Rouge, et il y avait bien trop longtemps que l’étole n’avait plus reposé sur les épaules d’une sœur de cette obédience. Toutes les actions précipitées et les décisions hâtives ne comptaient plus depuis l’arrivée des renégates et de leur armée. Et la dernière initiative d’Elaida compensait tous ses errements.

Bien entendu, Pevara ne présenta pas les choses ainsi.

— C’est elle qui a lancé la traque, Yukiri. Elle mérite d’assister à son terme. Tout ce que nous avons découvert jusque-là, c’est par hasard, et nous n’avançons plus du tout. Pour que ça reparte, nous aurons besoin de l’autorité de la Chaire d’Amyrlin.

— Je ne sais pas trop, fit Yukiri, troublée. Nos quatre prisonnières disent toutes que l’Ajah Noir sait tout ce qui se passe dans son bureau. (Elle se mordilla la lèvre et haussa les épaules, mal à l’aise.) Si nous pouvions la rencontrer en privé, dans un autre endroit…

— Enfin, je vous trouve ! lança une voix. Je vous ai cherchées partout.

Pevara se retourna, très calme, mais Yukiri sursauta et lâcha une imprécation entre ses dents. Si elle continuait comme ça, elle deviendrait aussi mal embouchée que Doesine… ou Tsutama.

Seaine se hâta de rejoindre ses collègues, les franges de son châle voletant derrière elle. Croisant le regard noir de Yukiri, elle en fronça les sourcils de surprise. Une sœur blanche tout craché : logique en toutes circonstances et souvent aveugle au monde qui l’entourait. La moitié du temps, elle semblait ignorer que les chasseuses étaient en grand danger.

— Tu nous cherchais ? marmonna Yukiri, les poings plaqués sur les hanches.

Malgré sa petite taille, elle donnait souvent l’impression de regarder les gens de haut. Là, c’était sans doute dû en grande partie à la surprise. Convaincue que Seaine devait être surveillée de près pour sa propre sécurité – quoi que Saerin ait décidé –, elle s’étonnait de la voir déambuler toute seule.

— Je vous cherchais, ainsi que Saerin et toutes les autres, répondit Seaine, impassible.

L’angoisse qui la taraudait jusque-là – l’Ajah Noir découvrant la mission que lui avait assignée Elaida – semblait avoir disparu. Si on exceptait son regard bleu encore un peu chaleureux, elle était redevenue le prototype d’une sœur blanche : froideur, sérénité et assurance.

— J’ai des nouvelles urgentes, dit-elle sur le ton de la conversation de salon. Voici la moins importante. Ce matin, j’ai vu une lettre d’Ayako Norsoni, arrivée il y a quelques jours de ça. Avec Toveine et toutes les autres, elle a été capturée par les Asha’man, et… (Perplexe, Seaine étudia ses deux collègues.) Vous ne semblez pas du tout surprises. Bien, j’ai compris. Vous avez aussi reçu des lettres… De toute façon, on ne peut rien faire pour le moment…

Pevara consulta Yukiri du regard, puis elle lâcha :

— C’est ça, ta nouvelle la moins importante, Seaine ?

La représentante blanche perdit un peu de sa superbe. Les lèvres serrées, elle plissa les yeux et saisit à deux mains les franges de son châle.

— De notre point de vue, oui… Je reviens du bureau d’Elaida. Elle m’a interrogée sur les progrès de mon enquête.

Seaine prit une profonde inspiration avant de continuer :

— Tout ce qui l’intéresse, c’est de savoir si Alviarin a entretenu une correspondance secrète avec le Dragon Réincarné. À l’époque, elle m’a présenté les choses d’une manière si tordue que j’ai cru, en toute bonne foi, que l’Ajah Noir était ma principale cible…

— Je crois qu’un renard marche sur ma tombe…, murmura Yukiri.

Pevara acquiesça. Désormais, l’idée de rencontrer Elaida n’avait plus aucun sens. Avec sa méprise, Seaine les avait mises dans une situation intenable. Car la seule preuve qu’Elaida n’appartenait pas à l’Ajah Noir venait de disparaître en fumée.

Au moins, les sœurs noires ne connaissaient toujours pas leur existence. Cet avantage, elles l’avaient encore. Mais pour combien de temps ?

— Sur la mienne aussi, soupira Pevara. Oui, sur la mienne aussi…

Glissant sur le sol plus qu’elle marchait, Alviarin arpentait les couloirs d’un niveau inférieur de la tour avec sur le visage la façade de sérénité qu’elle maintenait envers et contre tout. Malgré les lampes à déflecteur, la nuit semblait s’accrocher aux murs et des ombres spectrales dansaient un étrange ballet là où il n’aurait pas dû y en avoir. L’imagination d’Alviarin ? Sans doute, sauf que ces fantômes évoluaient à la limite de son champ de vision, comme l’auraient fait de « vraies » apparitions.

Alors que le second service du dîner venait à peine de se terminer, les corridors étaient quasiment déserts. Par les temps qui couraient, beaucoup de sœurs préféraient se faire apporter les repas dans leur chambre. Les plus dures à cuire s’aventuraient encore parfois jusqu’au réfectoire, et une minorité d’irréductibles le fréquentait encore régulièrement.

Quoi qu’il en soit, Alviarin n’aurait pas permis que des Aes Sedai la voient presser le pas en rasant les murs. Pas question qu’elles la croient réduite à rôder furtivement dans la tour !

De toute façon, elle détestait que quiconque la regarde. Mais là, extérieurement très calme, elle bouillonnait à l’intérieur.

Soudain, elle s’avisa qu’elle touchait sans cesse le point, sur son front, où Shaidar Haran l’avait marquée – en d’autres termes, l’endroit où le Grand Seigneur en personne avait indiqué qu’elle lui appartenait. À cette idée, Alviarin faillit basculer dans l’hystérie, mais elle parvint à se maîtriser au prix d’un effort surhumain. Pour s’occuper les mains, elle souleva l’ourlet de sa robe blanche, histoire qu’il ne traîne pas par terre.

Le Grand Seigneur l’avait marquée. Normalement, il aurait mieux valu ne pas y penser. Mais comment faire autrement ? Le Grand Seigneur…

Oui, extérieurement, Alviarin était un parangon d’équanimité. À l’intérieur, elle éprouvait un mélange de mortification, de haine et de terreur. Cela dit, seule son apparence importait. De plus, une lueur d’espoir brillait dans l’obscurité. Quand même, il fallait en tenir compte. Une sorte d’espoir plutôt étrange, on devait l’avouer, mais au bord d’un gouffre, on se raccrochait à n’importe quoi.

S’arrêtant devant une tapisserie où une femme couronnée se prosternait devant une Chaire d’Amyrlin de jadis, Alviarin fit mine de la contempler. En douce, elle en profita pour sonder les deux côtés du couloir. À part elle, il n’y avait pas plus de mouvements que dans un tombeau. Glissant une main derrière la tapisserie, elle en tira un message plié et reprit aussitôt son chemin. Un miracle que ce billet soit arrivé si vite. Pour l’heure, il semblait lui brûler la peau, mais elle ne pouvait pas le déplier et le lire ici.

D’un pas toujours mesuré, elle monta à contrecœur jusqu’aux quartiers de l’Ajah Blanc. Toujours avec sa façade de calme, mais de plus en plus dévastée à l’intérieur.