Le Grand Seigneur l’avait marquée. Et d’autres sœurs poseraient tôt ou tard les yeux sur elle.
Déjà le plus petit de tous, l’Ajah Blanc avait un peu plus de vingt Aes Sedai présentes à la tour. Mais toutes semblaient avoir décidé de sortir en même temps. Pour Alviarin, le simple fait de traverser le hall d’entrée aux dalles blanches revint à relever un défi.
Malgré l’heure tardive, Seaine et Ferane allaient sortir des quartiers blancs. Drapée de son châle comme sa compagne, Seaine eut un sourire plein de commisération pour la Gardienne déchue. Bien entendu, ça donna à Alviarin l’envie de tuer cette représentante qui fourrait toujours son nez là où elle n’aurait pas dû.
Ferane fut plus directe, foudroyant Alviarin du regard avec une intensité qu’aucune Aes Sedai n’aurait dû se permettre.
L’ancienne Gardienne se força à ignorer la femme à la peau cuivrée – pas trop ostensiblement, pour ne pas s’attirer d’ennuis. Petite et trapue, le visage rond et le nez éternellement taché d’encre, Ferane était aussi loin que possible de l’idée qu’on se faisait d’une Domani. Cela dit, la Première Penseuse de l’Ajah Blanc avait bien le caractère incandescent de ces femmes. Sans pitié, elle distribuait les pénitences pour des peccadilles, surtout quand il lui semblait que la coupable avait déshonoré l’Ajah Blanc ou sa propre personne.
Dépouillée de son étole de Gardienne des Chroniques, Alviarin était désormais une honte pour son Ajah. Et beaucoup de sœurs lui en voulaient à cause de la perte d’influence que ça impliquait. Depuis sa déchéance, Alviarin croulait sous le poids des regards désapprobateurs – souvent lancés par des sœurs qui lui étaient inférieures et auraient dû lui obéir au doigt et à l’œil si elle leur avait donné un ordre. Les Aes Sedai de son niveau, elles, lui battaient carrément froid.
Elle continua d’avancer, très droite sous les regards culpabilisateurs, et s’efforça de ne pas accélérer le pas. Mais le rouge commençait à lui monter aux jours. Pour enrayer le phénomène, elle se concentra sur l’atmosphère apaisante des quartiers de son Ajah.
Le long des murs simplement blancs, des lampes très sobres éclairaient des tapisseries tout aussi humbles. Des images de monts au pic enneigé, de forêts ombragées ou d’étendues de bambous inondées de soleil. Depuis qu’elle portait le châle, Alviarin, en temps de crise, utilisait ces représentations pour échapper à l’anxiété.
Le Grand Seigneur l’avait marquée ! Pour forcer ses mains à rester le long de ses flancs, elle serra plus fort le tissu de sa robe. Dans sa main droite, le message semblait toujours lui brûler la peau.
Un pas lent et mesuré…
Deux des sœurs qu’elle croisa la dédaignèrent simplement parce qu’elles ne l’avaient pas vue. Aujourd’hui, Astrelle et Tesan parlaient des réserves de nourriture avariées. À dire vrai, elles se disputaient, le visage de marbre mais les yeux brillants et la voix à la limite de l’hostilité. Jusqu’au fond de l’âme, c’étaient des Suppôts de l’Arithmétique. Comme si la logique, selon elles, se réduisait à des séries de chiffres – sur lesquelles, soit dit en passant, elles ne parvenaient pas à se mettre d’accord.
— Selon les critères de déviation de Radun, grogna Astrelle, la prévalence est onze fois trop élevée. En d’autres termes, ça indique une intervention des Ténèbres…
Secouant la tête, ce qui fit tintinnabuler les perles de ses tresses, Tesan ne s’en laissa pas conter :
— Pour les Ténèbres, je veux bien, mais les critères de Radun, c’est de la préhistoire. Pour être rigoureuse, il faut appliquer la Première Loi des Médianes de Covanen et faire la distinction entre les vivres pourris et les vivres en train de pourrir. Sinon, la modélisation est biaisée. Les réponses exactes, comme je te l’ai déjà dit, sont : treize fois dans le premier cas et neuf dans le deuxième. Je n’ai pas encore intégré la farine, les haricots et les lentilles, mais intuitivement, il semble évident que…
Astrelle bomba le torse. Comme elle était plutôt en chair et dotée d’une opulente poitrine, le résultat fut des plus impressionnants.
— La Première Loi de Covanen ? s’étrangla-t-elle. Jusque-là, on n’a pas démontré son exactitude. Quand on est sérieux, on se fie à des méthodes reconnues et prouvées, et on ne procède pas au doigt mouillé…
En s’éloignant, Alviarin faillit sourire. Ainsi, quelqu’un s’était enfin aperçu que le Grand Seigneur avait mis la main sur la Tour Blanche. Mais le savoir n’empêcherait rien.
Soudain consciente qu’elle souriait peut-être pour de bon, la Gardienne déchue se ressaisit lorsqu’elle entendit une voix.
— Ramesa, déclara Norine, si tu recevais la badine ou le fouet tous les matins avant le petit déjeuner, tu tirerais la tête aussi !
Une déclaration bien trop tonitruante pour les oreilles d’Alviarin.
Grande et mince, des clochettes d’argent accrochées aux manches de sa robe blanche brodée, Ramesa parut interloquée d’être interpellée ainsi. Très probablement, c’était sincère. De notoriété publique, Norine avait très peu d’amies, voire aucune. Avec un regard en biais pour Alviarin, histoire de s’assurer qu’elle entendait, elle continua :
— Qualifier une pénitence de « privée » et faire comme si de rien n’était est irrationnel, surtout quand la sentence vient directement de la Chaire d’Amyrlin. Mais la rationalité de cette femme a toujours été surcotée, si tu veux mon avis.
Par bonheur, Alviarin n’était plus très loin de ses appartements. Une fois entrée, elle ferma la porte puis la verrouilla. Personne ne risquait de la déranger, certes, mais pourquoi prendre des risques inutiles ? Par une soirée de printemps plutôt fraîche, des flammes crépitaient dans la cheminée et toutes les lampes étaient allumées. Au moins, les servantes faisaient toujours leur travail. Mais elles aussi, elles étaient au courant…
Des larmes d’humiliation ruisselèrent sur les joues d’Alviarin. Comme elle aurait voulu tuer Silviana ! Mais à quoi bon ? Une nouvelle Maîtresse des Novices l’aurait torturée chaque matin, et ce jusqu’à ce que le courroux d’Elaida s’apaise. S’il s’apaisait un jour, ce qui semblait peu probable. Du coup, la personne à tuer, c’était cette maudite Chaire d’Amyrlin. Mais en matière de meurtres majeurs, on devait se montrer parcimonieux. Trop de morts à la suite soulèveraient des questions potentiellement dangereuses.
Cela dit, Alviarin avait fait tout son possible contre Elaida. Les nouvelles de la fameuse bataille, envoyées par Katerine, circulaient déjà dans tout l’Ajah Noir et même au-delà. Des sœurs qui n’appartenaient pas à l’Ajah secret parlaient en détail du désastre des puits de Dumai, et si le récit devenait de plus en plus dramatique chaque fois, il ne fallait surtout pas s’en plaindre.
Bientôt, ce serait du fiasco de la Tour Noire qu’on ferait des gorges chaudes dans les couloirs de la Blanche. Hélas, depuis l’arrivée des renégates, rien de tout cela ne suffirait pour qu’Elaida soit renversée puis bannie. Mais la menace qui pesait en permanence sur sa tête – deux catastrophes, ça faisait beaucoup – l’empêcherait de saboter l’œuvre d’Alviarin. Ne lui avait-on pas ordonné de briser la Tour Blanche de l’intérieur ? Eh bien, elle l’avait fait, semant partout la zizanie et le chaos.
Au début, une part d’elle-même avait souffert de devoir exécuter un tel ordre. En un sens, ça la peinait toujours, mais sa loyauté allait d’abord au Grand Seigneur. Alors qu’Elaida avait porté le premier coup à la tour, la Gardienne déchue en avait démoli une bonne moitié.
De nouveau, elle s’aperçut qu’elle touchait la marque, sur son front. Rageuse, elle s’obligea à baisser la main. Sur sa peau, il n’y avait rien à voir ni à sentir du bout d’un doigt. Chaque fois qu’elle se regardait dans un miroir, elle vérifiait malgré elle.