— Allons, suis-moi, Aes Sedai, dit-il en prenant Galina par le bras. Le seigneur Perrin a des questions à te poser.
Galina se dégagea mais Neald lui reprit le bras – plus fermement, cette fois.
— Ne joue pas à ça avec moi !
L’Aiel géant, Gaul, prit l’autre bras de Galina, qui se retrouva devant un choix très simple : marcher avec ses ravisseurs ou les forcer à la porter. La tête haute, elle opta pour la marche, feignant de prendre les deux brutes pour une escorte. Mais quiconque verrait comment ils la tenaient ne tomberait pas dans le panneau.
Le regard rivé devant elle, Galina eut pourtant conscience que des paysans en armes, pour l’essentiel très jeunes, la suivaient des yeux. Sans paraître étonnés, mais quand même un peu pensifs.
Comment Gaul et Neald pouvaient-ils se comporter si légèrement avec une Aes Sedai ? Certaines Matriarches, pas au courant qu’un serment l’entravait, allaient jusqu’à douter de l’identité de Galina. Comment une sœur pouvait-elle obéir ainsi et craindre à ce point Thevara ? Mais l’Aiel et le Murandien, eux, savaient très bien à qui ils avaient affaire. Pourtant, ils s’en fichaient ! Les paysans aussi savaient, et ils ne s’étonnaient pas du traitement qu’on réservait à une Aes Sedai.
Galina en eut des frissons glacés.
Quand ils furent assez près d’une grande tente rayée de rouge et de blanc, elle entendit des voix derrière le rabat ouvert.
— … a assuré qu’il est prêt à venir tout de suite, finissait de dire un homme.
— Je ne peux pas me permettre d’avoir une bouche de plus à nourrir, répondit un autre. Surtout sans savoir pour combien de temps. Par le sang et les cendres ! Pour organiser une réunion avec ces gens, il faut une éternité.
Gaul dut se baisser pour entrer sous la tente. Galina, elle, avança d’un pas régalien, comme si elle pénétrait dans ses appartements, à la tour. Prisonnière ou non, elle restait une Aes Sedai, et c’était un puissant avantage. Et une arme tout aussi dévastatrice.
Qui donc voulait rencontrer Perrin Aybara ? Pas Sevanna, probablement. En tout cas, il fallait l’espérer.
Contrairement au camp, fait de bric et de broc, la tente était un modèle d’harmonie et de rigueur. Un tapis couvrait le sol, et deux tentures brodées d’oiseaux et de fleurs, dans le style cairhienien, pendaient du toit.
Galina se concentra sur un grand jeune homme aux larges épaules. En manches de chemise, il lui tournait le dos et, en appui sur les poings, sondait les cartes déroulées sur une table aux pieds sculptés élégants et fins.
À Cairhien, Galina avait à peine aperçu Perrin Aybara. Pourtant, elle fut sûre au premier coup d’œil d’avoir devant elle le jeune campagnard venu du même village que Rand al’Thor. La chemise de soie et les bottes superbement cirées (jusqu’aux revers) n’y changeaient rien.
Sous la tente, tous les regards étaient braqués sur le jeune homme. Un indice plus que concluant.
Alors que Galina avançait, une grande femme en robe de soie verte à col montant, un rien de dentelle au cou et aux poignets, posa une main sur l’avant-bras du jeune seigneur.
Galina reconnut immédiatement cette brune à la longue crinière.
— Elle est sur ses gardes, Perrin, dit Berelain.
— Pas par peur d’un piège, selon moi, ajouta un homme grisonnant au visage dur, son plastron ornementé porté sur une veste écarlate.
Un haut gradé du Ghealdan, devina Galina. Sa présence et celle de Berelain expliquaient celle des soldats – bien réelle, tout aussi impossible que ce fût.
Galina se félicita de ne pas avoir rencontré la femme à Cairhien, car ça aurait encore compliqué la situation. Elle aurait aimé pouvoir essuyer ses vestiges de larmes, mais Gaul et Neald lui tenaient toujours fermement les bras. Sans pouvoir canaliser, elle était impuissante contre ça. Mais elle restait une Aes Sedai, et cela seul comptait. Elle devait voir les choses ainsi et s’y tenir. Bien dans son rôle, elle ouvrit la bouche pour prendre le contrôle des opérations…
Comme s’il avait senti sa présence, Aybara la regarda par-dessus son épaule, et découvrir ses yeux jaunes lui coupa le souffle. Ce garçon, prétendaient certaines sœurs, avait un regard de loup, mais elle n’y avait jamais cru une seconde. Pourtant… Des yeux de loup, oui, dans un visage de pierre qui n’avait plus rien de juvénile. À côté de lui, le gradé du Ghealdan avait presque l’air… doux.
Derrière la barbe coupée court de Perrin, une grande tristesse se cachait. À cause de sa femme, sans doute. Un bon levier, ça…
— Une Aes Sedai dans une tenue blanche de gai’shain, lâcha Aybara en se tournant vers sa « visiteuse ».
Presque aussi grand que l’Aiel, il en imposait encore plus, son regard jaune ne ratant aucun détail.
— Et prisonnière, qui plus est… Elle ne voulait pas venir ?
— Pendant que Gaul la ligotait, seigneur, répondit Neald, elle gigotait comme une truite qu’on vient de jeter sur la berge. Moi, je n’ai rien eu à faire, sinon observer le spectacle.
Une étrange remarque, surtout dite sur un ton si lourd de sens. Cet avorton, qu’aurait-il pu… ?
Soudain, Galina s’avisa de la présence d’un autre homme en veste noire. Un costaud aux traits burinés, une barrette d’argent en forme d’épée ornant son col montant. Alors, l’Aes Sedai se rappela où elle avait vu des hommes ainsi vêtus. Aux puits de Dumai, ils avaient surgi de trous béant dans l’air, juste avant qu’un triomphe espéré se transforme en désastre.
Neald et ses « trous ». Des portails, en réalité. Ces hommes étaient en mesure de canaliser.
Galina dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas tenter d’échapper à la prise du Murandien. Être si près de ce type lui retournait l’estomac. Et devoir supporter qu’il la touche…
Galina eut envie de gémir, une réaction qui la stupéfia. Enfin, elle était bien plus solide que ça ! En s’efforçant de ramener un peu d’humidité dans sa bouche plus sèche que du vieux parchemin, elle se concentra sur le calme extérieur, sa meilleure arme en toutes circonstances.
— Elle prétend être amie avec Sevanna, annonça Gaul.
— Une amie de Sevanna, fit Aybara, vêtue d’une robe blanche de gai’shain ? Une robe en soie, et avec des bijoux, mais quand même… Tu ne voulais pas venir, mais tu n’as pas canalisé le pouvoir pour empêcher Gaul et Neald de t’emmener ? Et tu parais morte de peur.
Aybara secoua la tête. Comment savait-il, pour la peur ?
— Après les puits de Dumai, je m’étonne de voir une Aes Sedai en compagnie de Shaido. Ignorerais-tu tout de cette bataille ? Gaul, Neald, lâchez-la donc. Après s’être laissé amener ici, je doute qu’elle essaie de s’enfuir.
— Les puits de Dumai ne comptent pas, fit Galina alors que ses ravisseurs obéissaient à Aybara.
Cela dit, ils restèrent sur ses flancs pour la surveiller, et elle se félicita d’avoir pu parler d’un ton si ferme. Il y avait deux hommes capables de canaliser sous la tente, et elle était seule – sans une once de Pouvoir, en plus de tout. Pourtant, elle se tenait bien droite, la tête haute. Une Aes Sedai se campait face à ces monstres, et elle devait leur en imposer. Mais Aybara, comment savait-il qu’elle avait peur ? Dans sa voix, ça ne s’entendait pas. Et sur son visage, on ne lisait sûrement rien.
— La Tour Blanche a des objectifs que seules les Aes Sedai peuvent connaître ou comprendre. Je suis ici au nom de la tour, et vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas. Une mauvaise idée pour tout homme attaché à sa tranquillité.
L’officier du Ghealdan hocha gravement la tête, comme s’il avait payé très cher cette leçon. Impassible, Aybara se contenta de dévisager Galina.
— Perrin Aybara, continua l’Aes Sedai, si je n’ai pas malmené ces deux-là, c’est parce que l’un d’eux a prononcé ton nom.
Si le Murandien ou l’Aiel faisait remarquer qu’un long moment s’était écoulé entre la capture et l’évocation du jeune seigneur, Galina avait une défense toute prête : trop surprise au début, elle avait réagi à retardement.