Le signe caractéristique de celui que tout le monde appelait le Jouet de Tylin, comme si avoir été le « chiot » de la reine suffisait à caractériser un homme.
Encore que… C’était peut-être suffisant, au fond. Les « chiots » avaient rarement des qualités cachées. Bizarrement, ce type ne paraissait pas assez beau pour être un « mignon ». Mais il avait quand même fière allure.
— Dissipez les boucliers, dit-il à Melitene comme s’il s’attendait à être obéi.
Karede fronça les sourcils. Ça, un « mignon » ?
Melitene et Mylen poussèrent un petit cri à l’unisson. En réponse, le jeune homme éclata de rire.
— Vous voyez, votre Pouvoir ne marche pas sur moi ! Bon, dissipez ces fichus boucliers ! Sinon, je risque de vous faire tomber de selle pour mieux vous flanquer une fessée.
Melitene se rembrunit. Très peu de gens osaient parler ainsi à une der’sul’dam.
— Dissipez les boucliers, ordonna Karede.
— La marath’damane allait s’unir à la Source, se défendit Melitene. Qui peut dire ce qu’elle… ?
— Dissipez les boucliers ! répéta Karede. Et coupez-vous du Pouvoir.
Le jeune homme hocha la tête, satisfait, puis il se tourna vers les trois Aes Sedai, braquant un index sur elles.
— Ne commencez pas vos bêtises, vous ! Elle a lâché le Pouvoir, et vous allez en faire autant. Allez !
De nouveau, il hocha la tête, comme s’il était sûr d’avoir été obéi. À la façon dont Melitene le regarda, tout laissait penser que c’était le cas.
Un Asha’man ? Possible… Un homme en noir pouvait-il sentir qu’une damane canalisait le Pouvoir ? C’était improbable, mais quelle autre explication postuler ? Cela dit, ça ne collait pas avec la façon dont Tylin avait traité son « Jouet ».
— Un de ces jours, grinça Joline, quelqu’un t’apprendra à respecter les Aes Sedai, Mat Cauthon. J’espère être là pour voir ça.
La Haute Dame et Selucia rirent à gorge déployée. Karede se réjouit de voir que la première n’avait pas perdu le moral en captivité. Sans nul doute, la présence de la seconde l’y avait aidée. Mais il était temps de passer à la suite : le pari fou du général de bannière.
— Général Merrilin, dit-il, tu as livré une courte mais remarquable campagne, et avoir caché ainsi tes troupes est un grand exploit. Mais ta chance tournera bientôt. Le général Chisen a percé ton plan à jour. Du coup, il sera là dans deux jours, après avoir traversé le défilé de Malvide. Moi, j’ai dix mille hommes non loin d’ici, de quoi vous empêcher de filer jusqu’à ce qu’il soit là. Mais la Haute Dame Tuon serait en danger, et je ne veux pas que ça arrive. Confie-la-moi, et je vous laisserai filer, tes hommes et toi. En galopant, vous serez de l’autre côté des montagnes, dans la brèche de Molvaine, avant l’arrivée de Chisen. Au Murandy, il ne pourra pas vous tomber dessus.
» L’autre option, c’est l’anéantissement. Chisen a assez d’hommes pour ça, croyez-moi. Ce ne sera pas une bataille. Cent mille hommes contre huit mille, j’appelle ça une boucherie.
Tout le monde avait écouté Karede avec stupéfaction, comme si son discours était une révélation. Les compagnons de Merrilin étaient-ils choqués par son plan, qu’un ennemi venait de leur révéler ?
Merrilin lissa sa moustache du bout d’un index.
— Je crains que tu fasses erreur, général de bannière Furyk Karede. (La voix de Merrilin devint puissante, portant très loin.) Je suis un trouvère, c’est tout. Bien supérieur à un barde de cour, c’est vrai, mais sûrement pas général. En revanche, ce brave garçon est le seigneur Matrim Cauthon.
Il désigna l’étrange type qui remit son chapeau sur sa tête.
Karede n’en crut pas ses oreilles. Un chef de guerre, le Jouet de Tylin ? Quelqu’un se payait sa tête ?
— Tu as une centaine de Gardes et une vingtaine de Jardiniers, dit calmement Cauthon. D’après ce qu’on m’a dit, contre des soldats lambda, même six fois plus nombreux, ça reste un sacré morceau à avaler. Mais les Bras Rouges ne sont pas des combattants ordinaires, et j’en ai bien plus que six cents. Quant à Chisen, si c’est le type qui s’est retiré par le défilé de Malvide, il ne sera pas là avant cinq jours, même s’il a enfin compris ma manœuvre. Selon le dernier rapport de mes éclaireurs, il en est encore à avancer ventre à terre sur la route qui mène d’Ebou Dar à Lugard.
» Ça nous laisse une seule question. Général de bannière Karede, peux-tu conduire Tuon jusqu’au palais Tarasin ? En me garantissant sa sécurité.
Pas seulement parce que son interlocuteur prononçait sans vergogne le nom de la Haute Dame, Karede eut le sentiment que Hartha venait de le frapper au ventre.
— Tu la laisserais partir avec moi ?
— Si elle te juge digne de confiance. Et si tu peux la conduire au palais sans danger. Au cas où tu l’ignorerais, ta fichue Armée Toujours Victorieuse est prête à lui trancher la gorge ou à lui écrabouiller la tête avec une pierre.
— Je sais, répondit Karede avec un calme qu’il était loin d’éprouver.
Alors que la Tour Blanche s’était donné tant de mal pour la capturer, pourquoi ce Cauthon relâcherait-il la Haute Dame ? Surtout après sa courte mais sanglante campagne ?
— Pour qu’elle soit en sécurité, nous sommes prêts à mourir jusqu’au dernier. Le mieux serait de partir sur-le-champ.
Avant que Cauthon change d’avis – ou que Karede s’éveille de son rêve diurne. Parce que ça ne pouvait pas être vrai.
— Pas si vite ! s’écria Cauthon. Tuon, tu crois que cet homme peut te conduire à Ebou Dar sans te mettre en danger ?
Karede ravala de justesse un rictus. Tout seigneur et général qu’il était, Cauthon n’avait pas le droit d’utiliser ainsi le nom de la Haute Dame.
— Je confierai volontiers ma vie aux Gardes de la Mort. Et à Karede plus qu’à tout autre.
La Haute Dame sourit à Karede. Même petite fille, elle était avare de sourires.
— As-tu encore ma poupée, général de bannière Karede ?
Karede s’inclina humblement. La façon de parler de la Haute Dame indiquait qu’elle était toujours sous le voile.
— Désolé, Haute Dame, mais j’ai tout perdu lors du grand incendie de Sohima.
— Ça veut dire que tu l’as gardée pendant dix ans. Mes condoléances pour la mort de ta femme et de ton fils, même s’il est tombé en héros. Peu d’hommes entreraient dans un bâtiment en flammes. Avant de succomber, il a sauvé cinq personnes.
Karede en eut la gorge serrée. Depuis tout ce temps, elle avait suivi sa carrière et sa vie. Ivre de reconnaissance, il s’inclina humblement.
— Y en a marre, marmonna Cauthon. Si tu continues tes courbettes, tu finiras par t’assommer contre le sol. Dès que Selucia et Tuon auront fait leurs bagages, vous filerez puis chevaucherez ventre à terre. Talmanes, prépare la Compagnie au départ. Ce n’est pas que je mette ta parole en doute, Karede, mais je me sentirai mieux quand nous aurons traversé le défilé.
— Matrim Cauthon est mon mari, dit la Haute Dame d’une voix claire et intelligible. (Tout le monde se pétrifia.) Je répète : Matrim Cauthon est mon mari.
Karede eut l’impression que Hartha venait de le refrapper. Non, pas Hartha : Aldazar ! Que signifiait cette folie ? Cauthon, lui, faisait penser à un homme qui voit voler une flèche vers lui en sachant qu’il n’aura aucune chance de l’esquiver.
— Ce fichu Matrim Cauthon est mon mari ! C’est bien comme ça qu’on dit, non ?
Cette fois, Karede fut certain qu’il rêvait.
Mat eut besoin d’une minute pour pouvoir parler. Avant ça, il aurait juré avoir attendu une heure pour être en mesure de bouger.
Retirant son chapeau, il approcha de Tuon et saisit la bride de la jument rasoir.
La fichue Haute Dame baissa les yeux sur lui, distante comme une reine sur son trône.