N’ayant aucun adieu à faire, sinon à maîtresse Anan – leurs conversations lui manqueraient –, la Fille des Neuf Lunes fut très vite prête à partir. En la voyant, Mylen eut un si grand sourire qu’elle dut tapoter la tête de la toute petite damane.
Ce qui venait de se produire devait déjà être connu dans le camp, car lorsque la colonne le retraversa, beaucoup d’hommes de la Compagnie se levèrent puis s’inclinèrent devant Tuon. C’était comme passer un régiment en revue, à Seandar…
— Que penses-tu de lui ? demanda Tuon à Karede quand ils furent sortis du camp.
Inutile de préciser de quel « lui » elle parlait.
— Mon rôle n’est pas de juger les gens, Haute Dame. (Karede continua à sonder le terrain autour d’eux.) Je sers l’Empire et l’Impératrice, puisse-t-elle vivre éternellement.
— Comme nous tous, général de bannière. Mais je te demande ton avis.
— Cet homme est un bon général, Haute Dame. Courageux, mais pas téméraire. Pas du genre à se faire tuer pour briller. Et il sait s’adapter. Un homme aux multiples facettes. Et si tu me permets, Haute Dame, il est amoureux de toi. Je l’ai vu à la façon dont il te regarde.
Amoureux d’elle ? C’était possible. Et Tuon n’excluait pas de s’éprendre de lui un jour. Sa mère, disait-on, avait aimé son père…
Un homme aux multiples facettes ? Comme un oignon, il avait en effet une belle épaisseur de peaux.
Tuon se passa les doigts dans les cheveux. En avoir continuait à la perturber.
— J’aurai besoin d’un rasoir…
— Il serait peut-être plus prudent d’attendre d’être arrivé à Ebou Dar, Haute Dame.
— Non… Si je meurs, je veux être telle qu’en moi-même. J’ai retiré mon voile.
— À tes ordres, Altesse, fit Karede. (Avec un sourire, il se tapa du poing sur le cœur.) Si nous mourons, ce sera tels qu’en nous-mêmes.
37
Le Prince des Corbeaux
Appuyé au pommeau de sa selle, sa lance noire en travers de l’encolure de Pépin, Mat regardait le ciel, les sourcils froncés. Il était bien plus que midi, et si Vanin et les Gardes de la Mort ne revenaient pas très vite, il allait peut-être devoir livrer bataille alors que ses arbalétriers auraient le soleil dans les yeux. Ou pire encore, au crépuscule. Pour ne rien arranger, des nuages noirs dérivaient au-dessus des montagnes, à l’est. Quant au vent violent, il venait du nord. Donc, pas d’aide à attendre de ce côté.
La pluie ferait entrer le renard dans le poulailler. Sous l’eau, les cordes des arcs perdaient de leur puissance. À dire vrai, il ne risquait pas de pleuvoir avant des heures, avec un peu de chance. Mais jusque-là, la chance insolente de Mat ne l’avait jamais empêché de finir trempé jusqu’aux os sous une averse.
Il n’avait pas osé attendre le lendemain. Si les gens qui traquaient Tuon en avaient profité pour mieux renifler la piste de Karede, il aurait dû tenter de les attaquer, ou au moins de leur tendre une embuscade afin de les ralentir.
Mieux valait laisser venir l’adversaire à soi, sur un terrain qu’on avait choisi… Trouver le point idéal avait été un jeu d’enfant grâce aux cartes de maître Roidelle et à l’expertise de Vanin et des autres éclaireurs.
Aludra s’affairait sur un de ses grands cylindres de lancement cerclés de métal. Alors qu’elle étudiait quelque chose, sur la base de l’appareil, ses nattes décorées de perles dissimulaient son visage.
Mat aurait aimé qu’elle choisisse de rester avec les bêtes de bât, comme Thom et maîtresse Anan. Noal lui-même avait décidé de leur tenir compagnie, essentiellement pour aider Juilin et Amathera à surveiller Olver, susceptible de leur fausser compagnie pour aller observer la bataille. Le gamin était mort de curiosité, ce qui revenait souvent à finir mort tout court. À l’époque où seuls Harnan et les trois autres influençaient mal Olver, la situation était déjà tragique. À présent, la moitié des hommes voulaient lui apprendre à utiliser une épée ou un couteau, ou à se battre à mains nues. Pire encore, ils lui remplissaient la tête d’histoires de héros. Intoxiqué, le fichu gosse avait demandé à accompagner Mat lors des divers raids.
Aludra n’était guère plus sage que l’enfant. Une fois la fusée chargée, n’importe qui aurait pu craquer une « allumette » pour embraser la mèche. Mais elle avait insisté pour s’en charger. Une sacrée bonne femme, cette Illuminatrice, et pas ravie de se retrouver dans le même camp que des Seanchaniens, si temporaire que fût le pacte. En substance, elle regrettait qu’ils puissent admirer ses feux d’artifice sans être ceux qui les recevaient sur la tête.
À courte distance, Leilwin et Domon gardaient un œil sur Aludra, autant pour l’empêcher de faire une bêtise que pour la protéger. Mat espérait que Leilwin aussi hésiterait à faire une ânerie. Même s’il n’y avait qu’un seul Seanchanien parmi leurs adversaires du jour, elle estimait avoir tous les droits d’être là. À la voir défier du regard Musenge et les autres Gardes de la Mort, on aurait juré qu’elle avait quelque chose à leur prouver.
Les trois Aes Sedai, les rênes de leur monture tenues d’une main, jetaient elles aussi des regards assassins à la Seanchanienne. Blaeric et Fen les imitaient tout en caressant la poignée de leur épée – un réflexe, fallait-il espérer.
Joline et ses deux Champions s’étaient étonnés du départ volontaire de Sheraine avec la colonne de Tuon. Ce qu’une Aes Sedai pensait, qu’importe le sujet, se retrouvait en général chez ses Champions. Mais le souvenir de l’a’dam devait être encore trop frais dans l’esprit d’Edesina ou de Teslyn pour qu’elles se sentent bien en présence de soldats seanchaniens.
Un peu à l’écart des sœurs, Bethamin et Seta semblaient calmes mais résignées.
Le cheval bai de Bethamin lui flanquant un petit coup de naseaux au creux de l’épaule, la grande femme noire fit mine de lever une main pour le caresser, mais elle se ravisa et reprit sa pause pleine d’humilité. Les deux femmes refusaient toujours de participer à l’action.
Joline et Edesina l’avaient annoncé haut et fort. Pourtant, elles semblaient vouloir garder un œil sur les Seanchaniennes, pour s’assurer qu’elles ne changeraient pas d’avis.
Bethamin et Seta regardaient absolument partout, sauf là où se trouvaient les soldats de l’Empire. Dans le même ordre d’idées, les deux traîtresses, plus Leilwin, ne semblaient pas exister aux yeux de Musenge et des autres Gardes.
La Lumière brûle Mat ! L’air crépitait tellement de tension qu’il aurait cru sentir de nouveau le fichu nœud coulant autour de son cou.
Détestant rester longtemps au même endroit, Pépin racla le sol d’un sabot, et Mat lui flatta l’encolure avant de grattouiller la cicatrice qui se formait sur sa mâchoire. Les onguents de Tuon piquaient autant qu’elle le lui avait dit, mais ils se révélaient efficaces. Malgré ça, la nouvelle collection de cicatrices du jeune flambeur le démangeait.
Tuon… Sa femme… Voilà qu’il était marié ! Il aurait dû se sentir différent, en principe, mais il avait toujours le sentiment d’être lui-même. Eh bien, ça resterait ainsi, et que la Lumière le brûle s’il en allait autrement. Si Tuon espérait qu’il se range, par exemple en renonçant au jeu, elle pourrait attendre longtemps.
Bien entendu, il devrait arrêter de courir les jupons, mais il ne cesserait pas de danser avec les filles qui lui plaisaient. Et de les reluquer. Quand il n’était pas avec Tuon, naturellement. Et avec elle, il n’était pas près de l’être. Connaissant ses histoires de porteur de coupes, de garçon d’écurie et de mariage au service de l’Empire, il n’était pas pressé de se retrouver sous son emprise.