Par la Lumière, ce qu’elle était radine avec ses fichues allumettes. Pourtant, elle en avait cinq boîtes en réserve – dont Mat connaissait l’existence, du moins.
Une fois sa mèche allumée, l’homme la prenait entre les dents puis il se retournait et s’emparait d’un des cylindres accrochés à son baudrier. Ensuite, il le fixait à la fronde de son bâton et marchait jusqu’au mur.
Entre ces hommes, il y avait des intervalles énormes, puisqu’ils devraient couvrir tout le mur.
— C’est le moment de mettre tes Gardes en place, Musenge, dit Mat.
Les Gardes de la Mort formèrent une seule rangée, les Jardiniers se plaçant tout au bout. N’importe quel détenteur d’une longue-vue aurait besoin d’un seul coup d’œil pour les identifier. Il lui suffirait de voir les Ogiers dans leur armure étincelante. Et si les observateurs se demandaient pourquoi il y avait si peu de Gardes, ils s’aviseraient en même temps qu’ils avaient l’avantage du nombre sur Mat. Pour savoir si Tuon était avec lui, il ne leur resterait plus qu’une solution.
Au galop, Vanin passa derrière le muret, sauta de selle et, le tenant par la bride, fit marcher son cheval à la bouche ourlée d’écume pour le calmer et rétablir ses fonctions vitales de base.
Dès que le gros homme eut passé le muret, les arbalétriers lâchèrent leurs outils et coururent s’équiper. Les arbalètes et les casques ayant été disposés à cet effet, ils se retrouvèrent déployés sur trois rangées, avec des interruptions aux endroits où se tenaient les frondeurs. Si des observateurs continuaient à surveiller la scène, ils ne pourraient rien deviner, parce que la manœuvre en cours était normale.
Mat rejoignit Vanin et mit pied à terre. Les deux Gardes et les deux Ogiers, eux, allèrent se poster avec leurs camarades. Si les chevaux étaient essoufflés, les Ogiers respiraient presque normalement. L’un des deux était Hartha, un géant aux yeux d’acier dont le grade ne devait pas être très inférieur à celui de Musenge.
Vanin foudroya du regard les inconscients qui n’avaient pas fait marcher leur monture. Repenti ou non, ce voleur de chevaux détestait qu’on maltraite des équidés.
— Dès qu’ils nous ont vus, dit Vanin, ils se sont déployés comme les « fleurs nocturnes » de notre amie… (Il désigna Aludra.) On a fait en sorte qu’ils distinguent clairement les armures bizarres des Gardes et des Ogiers, puis on a filé dès qu’ils ont été en selle. Ils nous suivent de près. En poussant trop leurs montures. (Vanin cracha sur le sol.) Je n’ai pas examiné à fond leurs chevaux, mais je doute qu’ils soient taillés pour une telle cavalcade. Plusieurs bêtes mourront avant d’arriver.
— Plus il y en aura, et mieux ça vaudra… Je parle des pauvres chevaux. Moins nous aurons d’adversaires, et plus nous aurons de chances de réussir.
L’objectif, c’était de donner à Tuon un jour ou deux d’avance sur cette meute. Si ces soldats tuaient trop de chevaux ou, en déboulant de la forêt, décidaient que leurs adversaires étaient trop nombreux, Mat ne se plaindrait pas. Des batailles pareilles, il en redemanderait.
Après un galop de deux lieues, les chevaux survivants auraient besoin de quelques jours de repos avant de repartir.
Choqué par les propos cyniques de son chef, Vanin le foudroya également du regard. Si certains lui donnaient à tout bout de champ du « seigneur » ou de l’« Altesse », Chel Vanin était taillé dans un autre bois.
Mat éclata de rire, tapa sur l’épaule de l’amoureux des chevaux et remonta en selle. Quel bonheur de savoir qu’un brave type ne le prenait pas pour un de ces maudits nobles. Ou se moquait éperdument qu’il en soit un ou non.
Mat rejoignit les Aes Sedai, désormais en selle.
Blaeric et Fen, l’un sur un hongre blanc et l’autre sur un noir, le gratifièrent d’un regard mauvais équivalent à celui que s’était attiré Musenge. Entêtés, ils soupçonnaient toujours qu’il avait un rapport avec les malheurs de Joline.
Taquin, Mat eut envie de dire à Fen qu’il était ridicule avec son toupet sur le sommet du crâne. Voyant le Champion bouger sur sa selle, une main glissant vers la poignée de son épée, il jugea plus judicieux de s’en abstenir.
— … Ce que je vous avais dit, était en train de grogner Joline en brandissant sur Bethamin et Seta un index vengeur.
Le hongre noir de la sœur avait l’allure d’un destrier, mais ce n’en était pas un. Capable d’une bonne pointe de vitesse, il se révélait bien trop doux pour supporter les champs de bataille.
— Si tu envisages de t’unir à la Source, tu le regretteras…
Teslyn émit un grognement. Puis elle flatta l’encolure de sa jument marron aux naseaux blancs, une bête bien moins docile que la monture de Joline, et se parla à voix haute :
— Elle forme des Naturelles et pense qu’elles se comporteront bien une fois hors de sa vue. Ou croit-elle que la Tour Blanche acceptera des novices bien trop vieilles ?
Joline rosit, mais elle se redressa sur sa selle et ne dit rien. Comme toujours quand ses deux collègues se prenaient de bec, Edesina se concentra sur autre chose – dans le cas présent, épousseter sa jupe d’équitation pourtant immaculée.
La tension montait de plus en plus.
Soudain, les premiers cavaliers émergèrent des arbres, de l’autre côté de la prairie. En un clin d’œil, ils furent suivis par un flot de lanciers qui, comme eux, tirèrent sur leurs rênes pour prendre le temps d’observer ce qui se passait devant eux. À première vue, très peu de chevaux avaient rendu l’âme, contrairement aux prévisions de Mat.
Tirant sa longue-vue de l’étui accroché à sa selle, le jeune flambeur la porta à son œil. Avec leur voile en mailles, les Tarabonais étaient faciles à repérer. Les autres portaient toute une variété de casques, ronds ou coniques, avec ou sans grille. Dans le lot, il y avait même quelques modèles à crête de Tear – sans que ça implique la présence de Teariens dans la horde. Par les temps qui couraient, tous les équipements étaient bons à prendre.
Ne réfléchissez pas, les gars ! pensa Mat. Votre proie est ici, et les cent mille couronnes d’or se précisent… Allez, foncez !
Une sonnerie de clairon seanchanien retentit, donnant le signal de l’attaque. D’abord au pas, les cavaliers se déployèrent afin de couvrir toute la largeur de la muraille.
— Déploie notre étendard, Macoll, ordonna Mat.
Ainsi, ces maudits fils de chèvre croyaient pouvoir venir assassiner Tuon ?
— Cette fois, on leur montrera qui assassine qui ! Mandevwin, à toi de jouer.
Mandevwin orienta son cheval face au front.
— Préparez-vous ! ordonna-t-il.
Des officiers et des hommes du rang répercutèrent son ordre.
Macoll retira l’étui de cuir, l’accrocha à sa selle et déploya l’étendard – un carré blanc bordé de rouge où s’affichait une main rouge grande ouverte. Dessous, brodée en fil rouge, s’affichait une devise : Dovie’andi se tovya sagain.
« Il est temps de lancer les dés », traduisit Mat mentalement.
Oui, plus que temps… Du coin de l’œil, il vit que Musenge lorgnait l’étendard. Pour un type qui regardait dix mille ennemis lui foncer dessus, il semblait particulièrement serein.
— Tu es prête, Aludra ? demanda Mat.
— Bien entendu ! répondit l’Illuminatrice. Je regrette seulement de ne pas avoir mes dragons.
Musenge tourna la tête vers la jeune femme. Que la Lumière la brûle ! N’aurait-elle pas pu tenir sa langue ? Ces « dragons » devraient être une surprise pour les Seanchaniens, la première fois qu’ils y seraient confrontés.
À mille deux cents pas du muret, les lanciers passèrent au trot, et à six cents, ils se lancèrent au galop – mais pas aussi vite qu’ils l’auraient voulu, estima Mat. Les chevaux étaient épuisés, sur ce point, il ne s’était pas trompé.