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En réalité, Pevara avait dû demander à Yukiri, et elle avait eu du mal à lui cacher ses motivations profondes. Cela dit, elle doutait que Yukiri ait des soupçons. Une sœur rouge liant un Champion, c’était presque aussi invraisemblable qu’une femme dotée d’ailes. Pourtant, c’était dans ce dessein qu’elle venait en Andor. Qu’elles y venaient toutes, en fait…

Javindhra était là sur un ordre de Tsutama donné lorsque Pevara et Tarna n’avaient pas pu produire assez de noms pour satisfaire la dirigeante de leur Ajah. Représentante au visage anguleux, Javindhra n’essayait pas de cacher son mécontentement – pas devant Pevara, en tout cas. Face à Tsutama, ça devenait une autre paire de manches.

La blonde Tarna était de l’expédition, bien entendu. L’air toujours aussi glacial, elle avait laissé son étole de Gardienne à la tour, mais sa jupe d’équitation était brodée de fil rouge jusqu’aux genoux. Pour la Gardienne d’Elaida, avoir un Champion serait difficile, même si ces hommes seraient logés en ville, assez loin de la tour. Mais c’était son idée, au départ, et sans être enthousiaste, elle entendait jouer un rôle actif dans cette première expérience. De plus, chaque candidate comptait, car dans l’Ajah, trois autres sœurs seulement s’étaient montrées ouvertes à ce projet.

La mission prioritaire de l’Ajah Rouge, depuis la nuit des temps, était de repérer des hommes capables de canaliser et de les amener à la Tour Blanche pour qu’ils y soient apaisés. Dans ces conditions, une femme finissait très vite par se méfier de tous les mâles. D’où le fiasco de la campagne de recrutement…

Tearienne au visage carré, Jezrail conservait un portrait du garçon qu’elle avait failli épouser au lieu de venir à la tour. Ses petits-enfants auraient été eux-mêmes grands-parents, à ce jour, mais elle parlait encore affectueusement du gaillard.

Splendide Cairhienienne aux grands yeux noirs et au caractère de cochon, Desala, dès qu’elle en avait l’occasion, pouvait danser jusqu’au bout de la nuit en épuisant une cohorte de galants.

Rondelette, l’esprit vif et très bavarde, Melare envoyait de l’argent en Andor pour payer l’éducation de ses arrière-neveux – comme elle avait déjà fait pour ses neveux et ses nièces.

Lasse de chercher des indices si minces et de lancer des sondes prudentes pour savoir si ces sœurs pensaient bien ce qu’elles semblaient penser, Pevara avait convaincu Tsutama que six candidates suffiraient, pour commencer. D’autant plus qu’un groupe plus nombreux aurait pu susciter des réactions malheureuses. Si l’Ajah Rouge tout entier s’était présenté à la Tour Noire, les Asha’man auraient pu redouter une attaque. Même chose pour une moitié des effectifs…

Rien ne permettait d’estimer le niveau de santé mentale de ces hommes. Sans le dire à Tsutama, les six sœurs avaient conclu un pacte : pas question de lier un Asha’man présentant l’ombre d’un signe de folie. En supposant qu’on leur permette de tenter l’expérience.

Les espions de l’Ajah Rouge avaient envoyé de longs rapports sur la Tour Noire. Certains ayant réussi à s’y faire engager, ils n’avaient eu aucun mal à localiser la piste de terre qui conduisait de Caemlyn jusqu’à une impressionnante entrée haute de cinquante pieds et large de dix. Protégée par une herse, cette issue au-dessus de laquelle couraient des remparts était flanquée par deux tours noires couronnées de créneaux qui semblaient vouloir tutoyer le ciel.

Curieusement, on n’avait pas prévu de porte pour sécuriser cette entrée. Et de chaque côté des tours, le mur noir qui s’étendait à perte de vue à l’est et à l’ouest, interrompu à intervalles réguliers par les fondations de corps de garde et de tours, n’était jamais plus haut qu’une quinzaine de pieds, aussi loin que portât le regard. Des mauvaises herbes poussaient au sommet, mollement agitées par la brise.

Cette muraille inachevée – et qui semblait bien devoir le rester – rendait assez ridicule la grande entrée et ses tours.

Les trois hommes qui franchirent le vaste portail n’avaient rien de ridicule, cependant. En veste noire, ils portaient une épée à la hanche. L’un d’eux, un jeune homme mince à la moustache recourbée, arborait une broche en forme d’épée sur son col montant. Un des Dédiés…

Pevara résista à la tentation de l’assimiler à une Acceptée, ses compagnons étant l’équivalent de novices. À la Tour Blanche, les novices et les Acceptées bénéficiaient d’une formation et de conseils jusqu’à ce qu’elles soient assez compétentes pour recevoir le châle. D’après ce qu’on disait, les soldats et les Dédiés étaient jugés « bons pour le combat » une fois qu’ils avaient appris à canaliser. Dès le premier jour, on leur faisait subir une pression extrême, les encourageant à puiser autant de saidin que possible et à l’utiliser presque en permanence. Des hommes en mouraient, aussitôt classés dans la catégorie des « pertes en cours de formation », comme si les mots pouvaient cacher des cadavres. La seule idée de perdre une novice ou une Acceptée retournait l’estomac de Pevara. Les hommes, eux, s’accommodaient des drames de ce genre.

— Un grand bonjour à vous, Aes Sedai, dit le Dédié lorsque les six sœurs tirèrent sur leurs rênes devant lui.

Il s’inclina sans quitter les intruses des yeux.

— Qu’est-ce qui amène six sœurs chez nous, par cette belle matinée ?

Ce garçon avait l’accent du Murandy, reconnut Pevara.

— Nous voulons voir le M’Hael, répondit-elle.

En réussissant à ne pas s’étrangler avec ce mot. Dans l’ancienne langue, il voulait dire « chef ». S’en servir comme d’un titre lui donnait un sens plus fort, comme si son porteur dirigeait tout un chacun et toute chose.

— Voir le M’Hael, vraiment ? Et quel Ajah devrai-je annoncer ?

— Le Rouge, lâcha Pevara, ravie de voir le Dédié sursauter.

Un spectacle très satisfaisant, mais pas vraiment encourageant.

— Le Rouge, répéta le Dédié, redevenu impassible. Eh bien… Enkazin, al’Seen, gardez un œil sur nos invitées pendant que je vais voir ce que le M’Hael pense de tout ça.

Le Dédié tourna le dos aux sœurs. Devant lui, la barre verticale d’un portail apparut puis forma une ouverture pas plus large qu’une porte. Le maximum de ce que pouvait faire ce type ?

Un des grands sujets de discorde entre les sœurs rouges. Fallait-il lier des hommes puissants dans le Pouvoir ou des Asha’man médiocres ? Les ratés seraient plus faciles à contrôler, mais beaucoup moins utiles que les « génies ».

Le débat était resté ouvert. Au bout du compte, chaque sœur ferait comme elle l’entendrait.

Le Dédié franchit le portail trop vite pour que Pevara voie, avant qu’il se referme, davantage qu’une vaste plate-forme de pierre blanche avec des marches sur un côté. Un cube de pierre noire trônait au centre de cette étendue immaculée. Un des blocs qui avaient servi à construire le mur, mais poli jusqu’à refléter la lumière du soleil.

Les deux gardes improvisés se campèrent devant l’entrée sans porte, comme pour défier les sœurs de la franchir. Très mince, un nez proéminent, l’un de ces hommes – originaire du Saldaea, semblait-il – devait approcher de l’âge mûr. Au premier regard, il avait quelque chose d’un clerc. Peut-être à cause de ses épaules voûtées comme celles d’un copiste penché à longueur de journée sur un bureau. L’autre apprenti, à peine sorti de l’enfance, passait son temps à chasser de son front des mèches brunes que le vent y ramenait illico.

Aucun des deux ne semblait inquiet d’être seul face à six Aes Sedai. Mais ces types étaient-ils vraiment seuls ? Des dizaines d’autres Asha’man pouvaient se cacher dans les tours. Non sans mal, Pevara réussit à ne pas scruter ostensiblement les sommets jumeaux.

— Toi, là, mon petit ! lança Desala de sa voix carillonnante.