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— Comment ça se passe au port du Sud ? demanda Barasine.

— Pas aussi bien que pour vous, dirait-on. Alors que tout le monde poussait des cris d’orfraie parce que nous étions deux sœurs rouges, j’ai eu peur que nous flanquions la frousse à nos proies. En fait, heureusement que nous étions deux, parce que nous avons pu bavarder… En tout, nous avons coincé une Naturelle, mais pas avant qu’elle ait transformé en cuendillar une bonne moitié de la chaîne. Après, nous avons failli faire crever les chevaux du coche, tellement nous étions pressées de rentrer. Mais Zanica tenait à ce qu’on ne traîne pas. Elle a même remplacé le cocher par son Champion.

— Une Naturelle…, fit Katerine, méprisante.

— La moitié de la chaîne seulement ? intervint Barasine, le soulagement audible dans sa voix. Donc, le port du Sud n’est pas bloqué.

Quand elle saisit ce que ça impliquait, Melare fronça de nouveau les sourcils.

— Nous verrons exactement ce qu’il en est ce matin, dit-elle, quand on abaissera la partie qui est encore en fer. L’autre ne bougera plus, dure comme une barre… de cuendillar. Selon moi, seuls les plus petits navires passeront. (Elle secoua la tête, perplexe.) Il y avait quelque chose d’étrange, cela dit. Plus qu’étrange, même. Au début, nous n’avons pas pu localiser la Naturelle ni sentir qu’elle canalisait. Autour d’elle, il n’y avait pas d’aura, et on ne voyait pas ses tissages. La chaîne est devenue blanche, c’est tout. Si le Champion d’Arabis n’avait pas repéré le bateau, la Naturelle aurait pu nous échapper.

— Bien joué, Leane…, murmura Egwene.

Un court instant, elle ferma les yeux. Leane avait tout planifié avant d’être en vue du port. Son pouvoir occulté, elle avait brouillé les pistes. Si elle s’était montrée aussi astucieuse, Egwene aurait pu s’en sortir. Mais avec des « si », on aurait mis Tar Valon en bouteille.

— Leane, c’est le nom qu’elle nous a donné, dit Melare, le front plissé.

Ses sourcils, très fournis, étaient vraiment expressifs.

— Leane Sharif, de l’Ajah Vert. Deux mensonges incroyablement stupides. Desala est en train de l’écorcher vive, dans les sous-sols, mais elle ne craque pas. J’ai dû prendre un peu l’air. Le fouet, ce n’est pas mon truc, même pour les traîtresses. Tu connais cette astuce, gamine ? Celle qui permet de cacher les tissages.

Par la Lumière ! Ces femmes prenaient Leane pour une Naturelle qui faisait semblant d’être une Aes Sedai !

— Elle dit la vérité… Avoir été calmée lui a coûté son visage sans âge, la faisant paraître plus jeune. Une fois guérie par Nynaeve al’Meara, elle a choisi un nouvel Ajah, puisqu’elle n’appartenait plus au Bleu. Posez-lui des questions auxquelles seule Leane Sharif peut répondre, et vous verrez…

Une boule d’Air emplissant sa gorge, Egwene fut obligée de se taire, la bouche grande ouverte.

— Rien ne nous force à écouter ces bêtises, marmonna Katerine.

Melare sonda pourtant le regard d’Egwene.

— C’est complètement tordu, c’est sûr, finit-elle par dire, mais tout de même, poser d’autres questions que : « Quel est ton nom ? » semble judicieux. Au pire, on s’ennuiera moins en interrogeant cette femme.

» Et celle-là, Katerine ? On la conduit dans les sous-sols ? Je n’ai guère envie de laisser Desala trop longtemps en tête à tête avec l’autre. Elle méprise les Naturelles et déteste les femmes qui se font passer pour des Aes Sedai.

— Les sous-sols, c’est pour plus tard, répondit Katerine. Elaida veut qu’on l’amène chez Silviana.

— Tant que je découvre cette astuce d’occultation, grâce à elle ou à l’autre captive, ça ne me dérange pas.

Après avoir ajusté son châle, Melare prit une grande inspiration et repartit d’où elle venait avec l’expression d’une femme chargée d’une tâche qui ne l’enthousiasme pas.

Egwene eut un peu d’espoir pour Leane. Désormais, elle était « l’autre prisonnière », plus « la Naturelle ».

Katerine reprit son chemin dans le couloir en silence. Sans ménagement, Barasine poussa Egwene devant elle en marmonnant entre ses dents sur l’absurdité d’imaginer qu’on puisse apprendre quoi que ce soit d’une Naturelle ou d’une Acceptée affabulatrice.

Être poussée par une femme aux jambes bien plus longues que les siennes – et avec la bouche ouverte, de la bave dégoulinant sur le menton – n’était pas une situation idéale pour préserver sa dignité. Pourtant, Egwene y parvint autant que c’était possible.

À supposer qu’elle s’en souciât… Car les dires de Melare lui laissaient beaucoup à penser. Melare, en plus des cinq sœurs de son coche ? Ça ne pouvait pas signifier ce qui semblait évident, pas vrai ? Sauf que…

Très vite, les dalles bleues et blanches du sol devinrent rouges et vertes. Entre deux tapisseries à motifs floraux et aviaires, le trio s’arrêta devant une porte de bois sans aucun signe distinctif, mais soigneusement cirée et connue de toutes les Initiées de la tour.

Avec ce qu’on aurait pu interpréter comme de la réticence, Katerine frappa au battant. Quand une voix puissante lança un « Entrez ! » plein d’assurance, elle inspira profondément avant de répondre à cette invitation. Gardait-elle de mauvais souvenirs de ce bureau, du temps où elle était novice ou Acceptée ? Ou n’avait-elle aucune envie de rencontrer la maîtresse des lieux ?

Le bureau était tel qu’Egwene s’en souvenait. Une petite pièce sombre aux murs lambrissés et au mobilier minimaliste. À part le guéridon sculpté, près de la porte, et le cadre du miroir, sur le mur du fond, où s’accrochaient des restes de dorure, rien ici n’était ornementé. Les lampes à pied ou de bureau, pas du tout assorties, n’auraient pas déparé dans un bazar pour nécessiteux.

Chaque nouvelle Chaire d’Amyrlin nommait une Maîtresse des Novices bien à elle. Pourtant, aurait parié Egwene, rien n’avait changé ici depuis des siècles, en particulier la collection de badines et de fouets.

L’actuelle Maîtresse des Novices – à la tour, en tout cas – attendait ses visiteuses debout. Solidement bâtie et presque aussi grande que Barasine, elle arborait un gros chignon brun – une coiffure qui soulignait son menton volontaire.

En permanence, Silviana Brehon dégageait une impression d’autorité obtuse et de rigidité mentale. Sur sa jupe sombre, des rayures rouges proclamaient son appartenance, mais son châle, pour l’heure, reposait sur le dossier d’une chaise, derrière la table de travail.

Les grands yeux de Silviana se posèrent sur Egwene, aussitôt convaincue que cette femme connaissait non seulement la moindre de ses pensées, mais aussi celles qui traverseraient son esprit le lendemain.

— Veuillez attendre dehors, dit la Maîtresse des Novices aux deux sœurs rouges.

— Attendre dehors ? répéta Katerine, incrédule.

— Oui. Lequel de ces deux mots ne comprends-tu pas, Katerine ? Tu veux un dessin ?

Apparemment, ça n’allait pas être utile. Rouge comme une pivoine, Katerine ne desserra pas les lèvres. L’aura du saidar l’enveloppant, Silviana détissa le bouclier avec précaution, sans laisser à la prisonnière une ouverture lui permettant de s’unir à la Source.

Egwene était sûre d’en être capable, à présent. Mais Silviana, loin d’être faible, s’était entourée elle-même d’un bouclier impénétrable.

Le bâillon d’Air disparut aussi. Consciente d’être impuissante, Egwene sortit un mouchoir de sa bourse et essuya la bave qui souillait son menton. Sa bourse ayant été fouillée – elle plaçait toujours le mouchoir tout au-dessus –, elle devrait attendre pour savoir si on lui avait pris autre chose que sa bague au serpent. De toute façon, rien de ce qu’elle rangeait là-dedans n’aurait aidé une prisonnière. Un peigne, des aiguilles, une paire de ciseaux et d’autres petits objets de ce genre. L’étole de la Chaire d’Amyrlin, aussi, très soigneusement pliée…