Quels vestiges de dignité pouvait-on conserver quand on allait être flagellée ? Elle le saurait très bientôt. Pour l’instant, il fallait vivre le moment présent.
Les bras croisés, Silviana étudia sa proie jusqu’à ce que la porte se soit refermée derrière les deux sœurs rouges.
— Au moins, dit-elle, tu n’es pas hystérique. Voilà qui nous facilitera les choses. Mais pourquoi es-tu si calme ?
— L’inverse servirait à quoi ? riposta Egwene en remettant le mouchoir à sa place. Je ne vois pas comment ça pourrait m’aider.
Silviana approcha de son bureau, consulta un document posé dessus et leva les yeux de temps en temps. Sur son visage de marbre, impossible de lire quoi que ce soit.
Egwene attendit paisiblement, les mains sagement croisées. Même de loin et à l’envers, elle avait reconnu l’écriture d’Elaida. La Maîtresse des Novices devait espérer que l’attente lui minerait les nerfs. En vain. La patience était la seule arme qui lui restait, désormais.
— La Chaire d’Amyrlin a mûrement réfléchi à ce que tu subiras, dirait-on…
Si Silviana espérait qu’Egwene sauterait d’un pied sur l’autre ou se tordrait les mains d’angoisse, elle en fut pour ses frais. Mais elle ne trahit pas sa déception.
— Son plan est prêt depuis longtemps. Elle ne veut pas que la Tour Blanche te perde. Même chose pour moi. Selon Elaida, tu as été manipulée, et on ne doit pas te juger coupable. Du coup, tu ne seras pas accusée d’usurpation de titre. En revanche, ton nom a été retiré du registre des Acceptées et réintégré à celui des novices. Tu veux mon avis ? J’approuve cette décision, même si ça n’a jamais été fait. Bien que très puissante dans le Pouvoir, tu n’as rien appris de ce que doit savoir une novice. Mais tu ne risques pas de devoir repasser l’épreuve. Même moi, je ne forcerai pas quelqu’un à vivre ça deux fois.
— Ayant été nommée Chaire d’Amyrlin, dit Egwene, toujours très calme, je suis en fait une Aes Sedai.
Malgré les apparences, lutter pour un titre au péril de sa vie n’était pas absurde. Si elle se pliait à tout, les conséquences, pour la rébellion, serait aussi dévastatrices que son exécution. Et peut-être plus. Redevenir une novice ? C’était risible.
— Je peux citer la loi correspondante, si vous voulez.
Le front plissé, Silviana s’assit, saisit un gros livre relié de cuir et l’ouvrit. Le registre des punitions… Trempant sa plume dans un encrier très simple, elle y ajouta une annotation.
— Tu viens de mériter ta première visite dans mon bureau. Au lieu de… procéder tout de suite, je te laisse la nuit pour réfléchir à tout ça. Un peu de méditation t’éclaircira les idées.
— Pensez-vous me forcer à renier ce que je suis en me menaçant d’une correction ?
Egwene s’efforça de mettre dans sa voix toute l’incrédulité du monde. Sans être sûre d’avoir réussi…
— Il y a correction et correction…, souffla Silviana.
Après en avoir nettoyé la pointe, elle remit la plume sur son support de verre et dévisagea Egwene.
— Tu as eu Sheriam Bayanar comme Maîtresse des Novices… (Silviana secoua la tête.) J’ai consulté son registre des punitions. Elle laissait passer bien trop d’offenses et se montrait laxiste avec ses favorites. Résultat, elle devait distribuer plus de corrections qu’elle l’aurait dû. Par mois, j’en inflige deux tiers de moins qu’elle, parce que je fais en sorte que ça marque l’esprit des filles. Histoire qu’elles n’aient plus à revenir dans mon bureau…
— Quoi que vous fassiez, je ne me renierai pas, assura Egwene. Comment comptez-vous… procéder pour que ça marche ? On m’escortera en cours et je serai en permanence sous un bouclier ?
Silviana s’adossa à son siège et posa les mains sur la table.
— Tu as l’intention de résister aussi longtemps que possible, pas vrai ?
— Je ferai de mon mieux, oui…
— Et moi aussi ! Le jour, tu ne seras pas sous un bouclier. Mais toutes les heures, on te donnera une petite dose de fourche-racine.
Silviana fit la moue en prononçant ce nom. Prenant les instructions d’Elaida, elle sembla vouloir les lire, mais les laissa retomber sur la table et se frotta les doigts comme si une substance toxique y adhérait.
— Je n’aime pas cette potion. Une arme qui semble dirigée directement contre les Aes Sedai. Une femme incapable de canaliser peut boire cinq fois la dose qui terrasse une sœur, et ce en ayant à peine la tête qui tourne. Une décoction répugnante ! Mais très utile. On devrait peut-être en faire boire aux Asha’man… Une faible dose n’altérera pas tes perceptions, mais tu ne pourras pas canaliser le Pouvoir. Enfin, presque pas. Si tu refuses de boire, on t’y forcera. Étant étroitement surveillée, tu n’auras pas la moindre occasion de t’enfuir. La nuit, tu seras placée sous un bouclier. La quantité de fourche-racine requise pour t’assommer jusqu’au matin te rendrait malade toute la journée suivante.
» Tu es une novice, Egwene, et tu le resteras. En dépit des ordres de Siuan Sanche, beaucoup de sœurs te tiennent pour une fugitive, et certaines jugeront qu’Elaida a eu tort de ne pas te faire décapiter. Toutes seront à l’affût de la moindre faute ou infraction. Pour l’instant, ce que tu nommes une « correction » ne te fait pas peur, mais qu’en sera-t-il quand on t’enverra cinq, six ou sept fois par jour dans mon bureau ? Nous verrons combien de temps il te faudra pour changer d’avis.
À sa propre surprise, Egwene eut un petit rire et Silviana fronça les sourcils. Puis sa main se tendit vers sa plume.
— J’ai dit quelque chose de drôle, ma fille ?
— Pas du tout, répondit Egwene, parfaitement sincère.
Elle avait envisagé d’aborder la souffrance à la manière des Aiels. Avec un peu de chance, ça fonctionnerait, et elle pourrait au passage préserver sa dignité. Pendant les punitions, en tout cas. Pour le reste, elle verrait ce qu’elle pourrait faire.
Silviana renonça à saisir sa plume.
— Pour ce soir, j’en ai fini avec toi. Cela dit, je te verrai avant le petit déjeuner. Suis-moi.
Elle se leva et gagna la porte, sûre qu’Egwene la suivrait.
Exactement ce que fit la prisonnière. Attaquer physiquement la Maîtresse des Novices ne lui aurait rien valu d’autre qu’une deuxième annotation dans le registre des punitions.
De la fourche-racine… Eh bien, elle trouverait sans doute une riposte. Sinon… Une possibilité qu’elle refusait d’envisager.
Katerine et Barasine furent plus que surprises en entendant le plan d’Elaida. Et très mécontentes d’apprendre qu’elles devraient surveiller Egwene le jour et la garder sous un bouclier la nuit. Pour les apaiser, Silviana leur assura que d’autres sœurs prendraient le relais après une heure ou deux.
— Pourquoi toutes les deux ? demanda Katerine.
Cette remarque lui valut un regard noir de Barasine. Si une seule devait s’y coller, ça ne serait pas Katerine, plus haut placée dans la hiérarchie.
— Avant tout parce que j’en ai décidé ainsi, fit Silviana.
Elle attendit que ses deux collègues rouges aient acquiescé, ce qu’elles firent à contrecœur, mais très promptement. N’ayant pas mis son châle pour sortir dans le couloir, elle semblait être en porte-à-faux par rapport aux deux autres, mais ça n’était qu’une illusion.
— Ensuite, parce que cette gamine est rusée. Éveillée ou endormie, je veux qu’elle soit surveillée de près. Laquelle de vous a sa bague ?
Non sans hésiter, Barasine sortit la bague de sa bourse.
— Je voulais la garder pour me souvenir que les rebelles sont vaincues. Elles ont tout perdu, désormais.
Un souvenir ? Non, un larcin !