Egwene voulut reprendre sa bague, mais Silviana fut plus rapide et la fit disparaître dans sa bourse.
— Je la garderai jusqu’à ce que tu aies le droit de la porter de nouveau, ma fille. Bien, conduisez-la dans le quartier des novices et montrez-lui sa chambre.
Katerine retissa le bouclier et Barasine voulut de nouveau saisir la prisonnière par le bras. Mais Egwene tendit une main vers Silviana.
— Attendez ! Je dois vous dire quelque chose.
Elle s’était torturé l’esprit à ce sujet, angoissée par le risque d’en révéler plus qu’elle aurait voulu. Mais il fallait le faire.
— J’ai le Don du Rêve. Je sais identifier les songes qui n’en sont pas et les interpréter. J’ai vu une lampe de verre dont la flamme était blanche. Surgissant de la brume, deux corbeaux l’ont percutée puis se sont enfuis. La lampe a manqué tomber, projetant alentour des gouttelettes d’huile enflammée. Certaines se sont consumées dans l’air et d’autres ont fini sur le sol tandis que la lampe vacillait toujours. Ça signifie que les Seanchaniens attaqueront la Tour Blanche et lui infligeront de gros dégâts.
Barasine et Katerine ricanèrent.
— Une Rêveuse, lâcha Silviana. Quelqu’un confirmerait tes dires ? Et dans ce cas, comment peux-tu être sûre que ce sont les Seanchaniens ? Les corbeaux symbolisent aussi les Ténèbres.
— Je suis une Rêveuse. Quand une Rêveuse sait quelque chose, c’est du sérieux. Pas les Ténèbres, les Seanchaniens ! Quant à la confirmation de mon don… La seule femme que vous pouvez consulter, c’est Leane Sharif, détenue dans vos cellules.
Mentionner les Matriarches aurait été trop dangereux.
— Cette femme est une Naturelle, pas une…, commença Katerine.
Silviana leva une main pour lui imposer le silence. Puis elle dévisagea Egwene, le front plissé.
— Tu crois sincèrement ce que tu dis, souffla-t-elle enfin. J’espère que ton Don du Rêve provoquera moins de problèmes que la Prédiction de la jeune Nicola. En supposant que tu Rêves vraiment… Bien, je transmettrai ta mise en garde. Je ne vois pas comment les Seanchaniens nous attaqueraient ici, mais les précautions ne sont jamais inutiles. Sur-le-champ, je vais interroger la prisonnière. Si elle ne confirme pas ton histoire, le passage dans mon bureau, demain matin, sera encore plus mémorable. Katerine, Barasine, emmenez-la avant qu’elle me fasse miroiter une autre pépite qui m’empêchera de fermer l’œil de la nuit.
Cette fois, Katerine ronchonna autant que sa collègue. Mais toutes deux attendirent d’être hors de portée d’oreille de Silviana.
Cette femme allait être une adversaire redoutable, comprit Egwene. De quoi espérer qu’embrasser la douleur soit aussi efficace que le prétendaient les Matriarches. Sinon… Mais ça, il ne fallait pas y penser.
Une mince servante aux cheveux gris indiqua au trio la direction de la chambre qu’elle venait de préparer, dans la troisième galerie des quartiers des novices. Après une rapide révérence, elle s’éloigna aussi vite que possible des deux sœurs rouges. Sans avoir accordé l’ombre d’un regard à Egwene. Pour elle, quel intérêt avait une novice parmi d’autres ?
Egwene serra les dents. Elle allait devoir forcer les gens à ne plus la considérer comme une novice parmi d’autres.
— Regarde son expression, fit Barasine. On dirait qu’elle prend conscience de sa situation.
— Je suis ce que je suis, lâcha Egwene, superbement calme.
Barasine la poussa vers l’escalier qui s’élevait dans la colonne creuse donnant sur une succession de galeries. À la lumière de la lune, avec le souffle de la brise pour seul bruit, l’endroit semblait formidablement paisible.
Aucune lumière ne filtrait des portes. À part celles qui étaient encore de corvée, les novices dormaient toutes, à une heure pareille. Un moment de tranquillité pour ces filles. Pour Egwene, en revanche…
La petite chambre sans fenêtres – ce n’était pas pour rien qu’on l’appelait aussi « cellule » – pouvait très bien être celle qu’elle avait occupée en arrivant à la tour. Dans la cheminée en brique, des flammes éclairaient la couchette encastrée dans le mur. Sur la minuscule table, la lampe brûlait, mais on l’avait réglée au minimum, et son huile, sans doute avariée, dégageait une odeur désagréable.
Une table de toilette complétait le mobilier – sans oublier le tabouret sur lequel Katerine s’assit en ajustant sa jupe comme si elle venait de prendre place sur un trône. Ne voyant aucun endroit où s’installer, Barasine croisa les bras et jeta un regard noir à Egwene.
Quand trois femmes s’y pressaient, la pièce était bondée, mais Egwene ignora ses compagnes et se prépara pour la nuit. Après avoir accroché sa cape, sa ceinture et sa robe à une paterne, elle s’attaqua seule aux boutons de son chemisier puis retira ses bas, les enroula et les posa sur ses chaussures.
Assise en tailleur sur le sol, Barasine se concentrait sur un carnet relié de cuir qu’elle avait dû sortir de sa bourse. Katerine, elle, ne quittait pas la prisonnière des yeux, comme si elle redoutait qu’elle tente de s’enfuir.
Se glissant sous la fine couverture de laine, Egwene posa la tête sur l’oreiller – pas un modèle luxueux en plume d’oie, ça ne faisait aucun doute – et exécuta les divers exercices qui lui permettaient de détendre chaque partie de son corps puis de s’endormir sans peine. Devenue maîtresse en cet art, elle sombra très vite dans le sommeil…
… Soudain sans substance, elle se retrouva dans l’obscurité qui séparait le monde réel de Tel’aran’rhiod – un étroit interstice, entre le rêve et la réalité. Et en même temps, un espace infini où brillaient une myriade de lucioles – les rêves de tous les dormeurs de l’univers.
En ce lieu où le haut et le bas n’existaient pas, ces points lumineux dansaient autour d’Egwene, certains s’éteignant quand un rêve s’achevait et d’autres s’allumant lorsqu’un nouveau commençait.
Egwene reconnut certaines de ces lucioles et identifia du même coup les rêveurs. Mais la femme qu’elle cherchait manquait à l’appel.
C’était à Siuan qu’elle devait parler. Siuan qui, certainement informée du désastre, ne parviendrait pas à s’endormir avant que l’épuisement la terrasse. Eh bien, il suffirait d’attendre. Ici, le temps n’existait pas davantage que la notion d’ennui ou d’impatience.
En revanche, Egwene allait devoir préparer son discours. Tant de choses avaient changé, depuis son dernier réveil. Et elle avait tellement appris…
Après sa capture, sûre que les sœurs « loyales » étaient toutes derrière Elaida, elle avait cru qu’il lui restait peu de temps à vivre. À présent…
Elaida la croyait emprisonnée pour de bon, mais c’était faux. Quant à cette histoire de retour au noviciat… Même si Elaida y croyait dur comme fer, Egwene al’Vere, sa victime supposée, n’y accordait aucune importance. Dans le même ordre d’idées, elle ne se considérait pas comme une prisonnière. Au contraire, elle allait pouvoir livrer bataille au cœur même de la Tour Blanche.
Si elle avait eu des lèvres dans cette zone du Monde des Rêves, Egwene aurait souri.
1
Quand sonne la dernière cloche
La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.
Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler au-dessus de la montagne déchiquetée baptisée le pic du Dragon. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.