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Né sous la lumière d’une pleine lune déjà déclinante – à une altitude où nul homme n’aurait pu respirer –, parmi les courants tourbillonnants surchauffés par le brasier intérieur du pic, ce vent, à l’origine, était un zéphyr, mais il gagnait de la force tandis qu’il dévalait le versant escarpé du mont. Charriant des cendres et une odeur de soufre entêtante, il rugissait au-dessus des collines couvertes de neige qui hérissaient la plaine où le pic se dressait de toute son impossible hauteur. Dans sa course nocturne, il déracinait des arbres puis les abandonnait comme s’il se fût agi de brindilles.

À l’est des collines, ce même vent balaya un immense camp qui occupait toute une prairie. Un énorme village de tentes séparées par des passages en bois qui recouvraient en partie les ornières gelées des chariots. Très bientôt, la glace fondrait, remplacée par la gadoue inévitable sous les pluies printanières – si le camp était toujours là quand viendrait le renouveau.

Malgré l’heure tardive, beaucoup d’Aes Sedai étaient encore réveillées. Par petits groupes, protégées des oreilles indiscrètes sous un dôme de silence, elles débattaient des dernières nouvelles. Toujours avec animation, souvent avec passion, et quelquefois avec rage. S’il ne s’était pas agi de sœurs, on aurait sans doute vu des poings brandis… et peut-être pire que ça.

Que faire maintenant ? Telle était la question.

Dans le camp, toutes les sœurs savaient ce qui était arrivé sur le fleuve. Pas en détail, mais ça n’importait pas.

La Chaire d’Amyrlin en personne était allée bloquer le port du Nord. Parmi les roseaux, on avait retrouvé son embarcation retournée. Dans les eaux glacées du fleuve Erinin, il aurait fallu un miracle pour qu’elle survive. Heure après heure, une triste certitude s’était imposée. La Chaire d’Amyrlin avait péri.

Parmi les rebelles, chaque femme savait que son avenir – et peut-être aussi sa vie – ne tenait plus que par un fil. Sans parler du destin de la Tour Blanche.

Alors, que faire maintenant ?

Malgré l’urgence de la situation, toutes les voix se turent, les têtes se relevant, lorsque les premières bourrasques firent trembler la toile des tentes comme s’il s’agissait de banals drapeaux. Sous un bombardement de flocons, la puanteur du soufre ne laissa aucun doute sur l’origine de la tempête. Dans leur tête, bien des Aes Sedai récitèrent une prière pour conjurer le mal.

Mais le vent passa en un clin d’œil, rendant les sœurs à leurs débats sur un avenir qui empestait presque autant que les bourrasques méphitiques.

Celles-ci continuèrent leur course vers Tar Valon. De plus en plus puissantes, elles rugirent au-dessus des camps militaires, au bord du fleuve, où des soldats et des civils – l’inévitable escorte des hommes en campagne – dormaient à même le sol. Tandis que leur couverture s’envolait, les chanceux roulés en boule sous une tente s’éveillèrent avec le sentiment que leur abri allait être arraché du sol – et pour certains, ce ne fut pas qu’une impression, leur tente s’envolant en même temps que ses poteaux – par des lances géantes qui déchiquetteraient tout ce qui se dresserait sur leur chemin.

Arc-boutés contre la tempête, des hommes, le long des rangées de piquets, tentaient de calmer des chevaux fous de terreur.

Parmi les soldats, aucun ne savait ce que les sœurs avaient appris. Mais l’odeur de soufre, dans l’air, semblait un mauvais présage assez explicite pour que plus d’un vétéran endurci prie entre ses dents avec autant de ferveur que les bleus à la barbe naissante. Dans le vacarme, les civils mêlaient leur voix à celle des militaires. Armuriers, maréchaux-ferrants, fabricants de flèches, blanchisseuses, couturières et épouses, tous se serraient les uns auprès des autres, le cœur glacé à l’idée qu’un fléau plus noir que l’obscurité rôdait dans la nuit.

Les grincements de sa tente, ajoutés au vacarme ambiant, aidèrent Siuan Sanche à se réveiller pour la deuxième fois. Alors que le soufre agressait ses yeux, leur arrachant des larmes, elle fut reconnaissante au chaos de l’avoir arrachée au sommeil. Alors qu’Egwene pouvait s’endormir et se réveiller à volonté, ce n’était pas son cas. En général, chez elle, le sommeil s’avérait long à venir…

Une fois informée de la terrible nouvelle, elle avait compris qu’il lui faudrait être morte de fatigue pour fermer l’œil. En attendant, elle avait prié pour Leane, mais tous les espoirs des rebelles, en vérité, reposaient sur les épaules d’Egwene. Eh bien, ces espoirs, ils semblaient vidés de leurs entrailles comme de vulgaires poissons accrochés au soleil pour sécher.

À force de marcher, de s’inquiéter et de tempêter, Siuan était tombée comme une masse. À présent, il y avait de nouveau de l’espoir, et ce n’était pas le moment de piquer du nez et de ronfler jusqu’à midi.

Dehors, la tempête se calmait. Les humains et les chevaux, en revanche…

Non sans mal, Siuan écarta ses couvertures et se leva sur des jambes mal assurées. Sa paillasse déroulée dans un coin de la tente carrée exiguë n’avait rien de confortable, mais elle avait tenu à venir dormir ici, même si ça impliquait une courte chevauchée. Une décision prise alors que ses paupières se fermaient presque toutes seules, sa lucidité brouillée par le chagrin.

Siuan porta une main au ter’angreal qui pendait à son cou au bout d’une lanière de cuir. Après son premier réveil, aussi pénible que celui-ci, elle avait sorti de sa bourse l’étrange anneau torsadé. Le chagrin n’étant plus qu’un souvenir, désormais, il était temps de se mettre en mouvement.

Un bâillement fit grincer les mâchoires de l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Un grincement sinistre, comme celui de supports de rames rouillés. Pas très adapté, ça. Le message d’Egwene – voire le simple fait qu’elle soit en vie et puisse communiquer – aurait dû lui rendre sa vigueur. Mais ça ne marchait pas comme ça, de toute évidence.

Un petit globe de lumière l’aidant à repérer la lanterne posée sur la table, Siuan embrasa la mèche avec un filament de Feu. Aussitôt, une chiche lumière oscilla sous la tente. D’autres lampes et lanternes étaient disponibles ici, mais Gareth répétait sans cesse qu’il fallait économiser l’huile d’éclairage, dont les stocks diminuaient de plus en plus. Alors que le militaire se souciait moins du charbon, bien plus facile à trouver, Siuan n’alluma pas le brasero parce qu’elle avait à peine conscience de l’air mordant.

Le front plissé, elle étudia le lit du général, toujours impeccablement fait. Sans nul doute, Gareth savait qu’on avait trouvé une embarcation, et il ne pouvait pas ignorer qui elle avait transporté. Pour lui cacher des choses, les sœurs ne ménageaient pas leurs efforts. Pourtant, elles réussissaient bien moins souvent qu’elles le croyaient. Plus d’une fois, Gareth avait stupéfié Siuan en lui balançant à la figure l’un ou l’autre « secret ». En pleine nuit, était-il déjà en train de préparer ses soldats en prévision de ce que déciderait le Hall ? Ou avait-il déjà levé le camp, peu désireux de lutter pour une cause perdue ?

Plus perdue du tout, en réalité… Mais ça, il ne pouvait pas le savoir.

— Non, non, marmonna Siuan.

Même en pensée, douter de cet homme était indigne d’elle… et de lui. Gareth Bryne serait toujours là au lever du soleil, et chaque matin jusqu’à ce que le Hall des rebelles lui ordonne de partir. Voire après… Quoi qu’on exige de lui, Siuan ne le voyait pas abandonner Egwene. Pour ça, il était trop fier et trop têtu. Non, là encore, elle se montrait injuste. Pour lui, l’honneur était tout. Sa parole donnée, il ne la reprenait pas, quoi qu’il lui en coûte.

Il avait – peut-être – une autre raison de rester. Peut-être, oui, mais Siuan ne voulait pas y penser.

Chasser Gareth de son esprit… Mais pourquoi, dans ce cas, être venue dormir sous sa tente ? Il aurait été plus simple de se coucher sous la sienne – si étroite fût-elle –, dans le camp des Aes Sedai, ou même de rester en compagnie de Chesa, qui pleurait à chaudes larmes. Quoique… Tout bien pesé, ç’aurait peut-être été au-delà de ses forces. Elle ne supportait pas les larmes, et celles de la servante d’Egwene promettaient d’être intarissables…