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— Le cheval le plus docile, répéta-t-elle alors que le type se décomposait. Et ne traîne pas !

L’influence miraculeuse de la bague… Pensif, l’homme se gratta la tête en étudiant les chevaux attachés en ligne. Tous semblaient affolés, ce qui n’avait rien d’étonnant.

— Docile, qu’elle disait… Je vais voir ce que je peux faire, Aes Sedai. Docile, mon…

Après un salut vite expédié, le type remonta la rangée de chevaux en marmonnant dans sa barbe.

Siuan fit les cent pas et ne se priva pas non plus de marmonner. Sous ses semelles, la neige gelée sur le dessus et fondue dessous crissait sinistrement. Parti comme c’était, il faudrait peut-être des heures pour que l’homme ait déniché un équidé assez calme pour ne pas la désarçonner au premier bruit bizarre qu’il entendrait. Resserrant les pans de son manteau, elle voulut les fermer avec sa petite broche ronde et faillit se transpercer un pouce.

Elle, avoir peur ? Il allait voir ce qu’il allait voir, ce Gareth Quatre Fois Maudit Bryne.

À force de faire les cent pas, Siuan se demanda si elle n’aurait pas tout aussi vite fait d’y aller à pied. Un trajet déplaisant, mais moins que de voler par-dessus la tête d’un canasson pour se briser les os en atterrissant.

Siuan n’avait jamais monté un cheval, Bela comprise, sans penser aux os qu’elle risquait de se casser. Sur ces entrefaites, son palefrenier privé revint avec une jument sombre munie d’une selle à haut troussequin.

— Elle est docile ? demanda Siuan, sceptique.

La jument élancée avait une démarche balancée de danseuse. Un signe de vélocité, en principe.

— Lys de Nuit est douce comme un bonbon au miel, Aes Sedai. Elle est à Nemaris, ma femme, qui n’aime pas être bousculée. Les montures nerveuses, ce n’est pas pour elle.

— Si tu le dis…, lâcha Siuan, fataliste.

Les équidés doux, ça n’existait pas, selon son expérience. Mais quand on n’avait pas le choix…

Saisissant les rênes, Siuan se hissa péniblement en selle, se tortilla pour ne pas être assise sur son manteau, manqua s’étrangler durant l’opération – la fichue broche ! – et constata que la jument, comme elle s’en doutait, piaffait d’impatience. Une bête de course, oui, et assez vicieuse pour essayer de lui briser la nuque dès maintenant.

Siuan aurait donné sa bague au serpent pour un bateau. Oui, une embarcation qui, sur l’eau, allait où on le désirait et s’immobilisait quand on le voulait. Sauf quand on ne connaissait rien à la marée et aux courants, bien sûr – mais quel idiot pouvait ignorer tout ça ?

Les chevaux, en revanche, possédaient un cerveau – si petit fût-il –, et ils pouvaient décider de n’en faire qu’à leur tête malgré la bride, les rênes et tout ce qu’on voudrait d’autre. Cet inconvénient ne devait jamais être négligé, quand on envisageait d’enfourcher un de ces monstres.

— Encore une chose, fit le palefrenier tandis que Siuan luttait toujours pour s’asseoir confortablement.

Pourquoi les selles étaient-elles toujours dures comme du bois ?

— À votre place, Aes Sedai, je la limiterais au pas, ce soir. Ce vent et cette puanteur… Eh bien, ça l’a mise un peu sur les nerfs.

— Trop pressée…, marmonna Siuan en talonnant la jument.

Douce comme un bonbon au miel, Lys de Nuit bondit si vite en avant que sa cavalière faillit basculer dans le sens inverse malgré le haut troussequin. Par bonheur, elle eut le réflexe de s’accrocher au pommeau.

En s’éloignant, Siuan eut le sentiment que le type lui criait quelque chose, mais elle ne l’aurait pas juré. Pour la fichue Nemaris, c’était quoi, un cheval nerveux ? Sortant du camp comme si elle sprintait pour gagner une course, Lys de Nuit fonça en direction de la lune qui déclinait toujours, à croire qu’elle entendait se ficher sur la pointe du pic du Dragon.

Son manteau battant au vent, Siuan ne tenta pas de ralentir sa monture. Au contraire, elle la talonna et fit claquer les rênes sur son encolure – un truc qu’elle avait vu faire à des cavaliers en quête de vitesse. Il fallait qu’elle rejoigne les autres sœurs avant qu’elles fassent une bourde irréparable. Et il y en avait tellement de possibles…

Dans sa course folle, la jument dépassa des petits bosquets, des hameaux minuscules et de grandes fermes aux champs et aux pâturages clôturés. Calfeutrés chez eux, sous des toits couverts de neige et derrière des murs épais, les habitants du coin n’avaient pas souffert de la brève tempête. Aux fenêtres, aucune lumière ne brillait, un indice qui ne trompait pas. Dans les étables, les vaches et les moutons devaient dormir à poings fermés, les petits veinards ! Pour une raison inconnue, les fermiers avaient toujours des vaches, des moutons – et même des cochons.

Lasse de rebondir sur le cuir inamical de la selle, Siuan tenta de se coucher sur l’encolure de la jument. Une astuce de grand cavalier, elle l’avait vu de ses yeux.

Presque aussitôt, son pied sortit de l’étrier gauche et, déséquilibrée, elle faillit glisser le long du flanc opposé du maudit canasson. En se contorsionnant, elle remit son pied là où il fallait.

Bien, fin des fantaisies ! La seule option, c’était de rester très droite, une main sur le pommeau et l’autre serrant les rênes. Surtout, ne pas lâcher, sauf à vouloir faire le grand bond dans le vide.

Toujours à moitié étranglée par le col de son manteau, Siuan était tellement secouée que ses dents claquaient les unes contre les autres si elle ouvrait la bouche au mauvais moment. Pourtant, elle s’accrocha et s’aventura même à jouer de nouveau des talons. À ce rythme, au lever du soleil, son corps ne serait plus qu’une seule et immense douleur lancinante. Et ses fesses, à force de rebondir sur le cuir… Au moins, contrainte de serrer les dents, elle n’était plus tentée de bâiller.

Après une éternité, le cercle de chariots et de chevaux qui entourait le camp des sœurs apparut dans le lointain, à travers une trouée dans les arbres. Non sans soupirer de soulagement, Siuan tira de toutes ses forces sur les rênes. Pour un cheval si rapide, il fallait sûrement ne pas lésiner sur l’huile de coude.

Lys de Nuit s’arrêta net. Par bonheur, elle eut l’idée de se cabrer, épargnant à sa cavalière un vol plané avant qui se serait à coup sûr mal terminé. Les yeux ronds de terreur, Siuan s’accrocha à la jument jusqu’à ce qu’elle daigne reposer les quatre sabots sur le sol. Quand ce fut fait, elle tint encore un moment la position…

Comme elle, Lys de Nuit haletait. Pour de bon, pas pour la frime. Eh bien, tant pis pour elle ! Comme n’importe quel canasson, cet animal avait tenté de tuer Siuan !

Un peu remise, elle tira sur son manteau, secoua les rênes et, au pas, dépassa dignement le cercle de chariots et de chevaux. Dans les ombres, elle distingua des silhouettes qui s’agitaient autour des équidés. Les palefreniers et les maréchaux-ferrants, inlassablement à l’ouvrage…

Désormais, la jument paraissait plus… docile. Tout compte fait, l’affaire se finissait bien.

Une fois dans le camp, Siuan n’hésita pas longtemps avant de s’unir à la Source. La méfiance ne semblait pas de mise, dans un endroit plein d’Aes Sedai, mais deux sœurs avaient été assassinées ici… Quand on connaissait les circonstances de leur mort, il semblait improbable que le saidar puisse sauver Siuan, si elle était la prochaine cible, mais au moins, elle se sentait en sécurité. Une illusion, certes, mais tant qu’elle en gardait conscience…

Après un moment, elle tissa des flux d’Esprit afin de dissimuler l’aura du Pouvoir et son aptitude à le manier. Pourquoi claironner qu’elle arrivait, après tout ?

Même à cette heure, avec la lune très basse à l’ouest, des gens s’affairaient dans les rues. Des servantes accablées de corvées nocturnes, sans doute. Enfin, matinales, plutôt. Si la plupart des tentes de toutes les tailles et formes imaginables étaient obscures, la lumière des lampes et des bougies filtrait déjà des plus grandes. Rien d’étonnant, en de telles circonstances.