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Siuan ravala de justesse une moue consternée. Elle-même, elle prévoyait d’enquêter un peu en Tel’aran’rhiod. Pendant une visite dans la version onirique de la tour, elle changeait d’apparence et de tenue à chaque croisement de couloirs. Pourtant, elle devrait redoubler de prudence.

— Refuser de l’aide est compréhensible, continua Lelaine, voire louable, car plus personne ne veut voir mourir des sœurs. Mais c’est risqué. Très risqué ! Pas de procès ni même de flagellation ? À quoi joue Elaida ? Elle ne prévoit quand même pas d’élever Egwene au titre d’Acceptée. Pas une seconde fois.

C’était en effet peu probable. Pourtant, Lelaine hocha pensivement la tête.

Ça dérapait… Si certaines sœurs se convainquaient qu’elles savaient où pouvait être Egwene, le risque qu’elles veuillent la libérer augmenterait, surveillance de tous les instants ou non.

Mais il y avait un hic. Un raid au mauvais endroit serait aussi dangereux qu’une intervention sur le bon site – voire plus. Pour ne rien arranger, Lelaine ignorait quelque chose…

— Egwene a convoqué le Hall, lâcha Siuan, caustique. Tu répondras à sa convocation ?

Un silence glacial s’ensuivant, Siuan s’empourpra de nouveau. Certains réflexes étaient décidément enfouis dans la moelle des os.

— Bien sûr que j’y répondrai, lâcha Lelaine. (Sans ambiguïté, n’était qu’elle avait marqué une longue pause.) Toutes les représentantes iront. Egwene al’Vere est la Chaire d’Amyrlin, et nous avons assez de ter’angreal oniriques pour être toutes présentes. Avec un peu de chance, elle nous expliquera comment elle compte résister si Elaida ordonne qu’elle soit brisée. Je serais curieuse d’entendre ça.

— Alors, pourquoi me demandes-tu si je te serai loyale ?

Sans répondre, Lelaine se remit en chemin tout en ajustant son châle. Tel un lion à demi invisible, Burin la suivit.

Tirant toujours Lys de Nuit, dont elle esquiva les nouvelles manifestations de tendresse, Siuan pressa le pas pour les rattraper.

— Egwene est la Chaire d’Amyrlin légitime, dit enfin Lelaine. Jusqu’à sa mort. Ou jusqu’à ce qu’on l’ait calmée. Si ça arrive, Romanda recommencera à comploter pour s’approprier l’étole et je devrai de nouveau lui glisser des bâtons dans les roues. (Lelaine eut un grognement méprisant.) Cette femme serait encore pire qu’Elaida ! Hélas, elle a assez de partisanes pour me barrer l’accès à l’étole. S’il arrive malheur à Egwene, nous serons revenues à la case départ, sauf si tes amies et toi m’êtes aussi fidèles qu’à Egwene. Dans ce cas, vous m’aiderez à être nommée, et ce malgré les manigances de Romanda.

Siuan sentit son sang se glacer. Aucune sœur bleue ne pouvait être coupable de la première trahison. Mais l’une d’entre elles, et pas la moindre, avait aujourd’hui d’excellentes raisons de commettre la seconde.

2

Le contact du Ténébreux

Comme à son habitude, Beonin se réveilla dès que les premières lueurs de l’aube filtrèrent chichement du rabat fermé. Avoir des habitudes se révélait excellent, lorsqu’on adoptait les bonnes. Au fil des ans, elle en avait acquis un grand nombre.

Sous sa tente, l’air gardait des vestiges de la fraîcheur nocturne. Pourtant, Beonin n’alluma pas son brasero. À quoi bon, puisqu’elle ne s’attarderait pas ici ? Avec un filament de Pouvoir, elle embrasa la mèche d’une lampe puis fit chauffer de l’eau dans l’aiguière en faïence blanche. Quand ce fut fait, elle s’assit devant sa table de toilette bancale munie d’un miroir terni.

Sous la petite tente ronde, presque rien ne tenait droit, du minuscule bureau au lit de camp étroit. Et le seul meuble solide, une chaise à dossier bas, était assez rudimentaire pour provenir de la cuisine d’une ferme modeste. Mais Beonin était accoutumée à « faire avec ». Tous les jugements qu’elle avait dû rendre n’avaient pas eu pour cadre le tribunal d’un palais. Le plus petit hameau avait droit à la justice. Pour la dispenser, il lui était arrivé de dormir dans une masure ou dans une étable.

Se mettant en mouvement, elle enfila sa plus belle robe d’équitation – en soie grise ordinaire, mais très bien coupée – puis passa ses bottes montantes. Ensuite, avec une brosse en ivoire héritée de sa mère, elle coiffa ses cheveux blond foncé. Dans le miroir, son reflet était très légèrement distordu. Pour une raison inconnue, ce détail l’irrita, contrairement aux autres matins.

Quelqu’un gratta au rabat, puis une voix d’homme à l’accent du Murandy lança :

— Petit déjeuner, Aes Sedai, si ça vous dit !

Beonin posa sa brosse et s’ouvrit à la Source.

N’ayant pas engagé de servante, elle aurait juré qu’une personne différente lui apportait chaque repas. Là, elle reconnut l’homme aux cheveux gris qui, sur son invitation, entra avec sur les bras un plateau couvert d’un chiffon blanc.

— S’il te plaît, pose-le sur mon bureau, Ehvin, fit Beonin en se séparant de la Source.

Ehvin eut un grand sourire, obéit et sourit encore avant de se retirer. Trop de sœurs oubliaient de faire montre de courtoisie envers leurs inférieurs. Or, les petites marques de politesse étaient le sel de la vie quotidienne.

Après avoir étudié le plateau sans enthousiasme, Beonin reprit sa brosse et continua à sacrifier au rituel biquotidien qui la détendait tant. Mais au lieu de se régaler de sentir la brosse passer dans ses cheveux, elle dut se forcer pour aller au bout des cent coups réglementaires. Dès que ce fut fait, elle abandonna la brosse entre un peigne et un miroir à main assortis. Par le passé, elle aurait pu enseigner la patience à des collines. Depuis Salidar, ça devenait de plus en plus difficile. Et presque impossible après le passage au Murandy.

Toujours dans l’esprit de « faire avec », Beonin se força au calme – comme elle s’était forcée, contre la volonté maternelle, à gagner la Tour Blanche pour se soumettre à sa discipline et à ses principes de vie. Jeune, elle était une forte tête qui en voulait toujours plus. La tour lui avait appris le secret du succès : contrôler son impatience. En être désormais capable la remplissait de fierté.

Contrôle ou non, prendre lentement son petit déjeuner – de la compote de prunes et du pain – lui coûta autant qu’aller au bout de son rituel avec la brosse. Sans doute trop mûres, les prunes avaient été séchées puis cuites beaucoup trop longtemps. Quant aux points noirs, sur la croûte du pain, ils ne lui inspiraient aucune confiance. Des raisins secs ? À la façon dont ça craquait sous ses dents, ça semblait peu probable. Certes, ce n’était pas son premier pain truffé aux charançons, mais ça gâchait quand même pas mal le plaisir. L’infusion aussi avait un goût étrange, comme si elle n’était pas très fraîche.

Quand elle reposa le chiffon sur le plateau, Beonin passa à un souffle de soupirer. Combien de temps avant qu’il n’y ait plus rien de comestible dans le camp ? En était-on au même point à Tar Valon ? Très certainement… Le Ténébreux imposait son contact au monde, une idée aussi réjouissante qu’un champ de rochers déchiquetés sous un ciel gris.

Pourtant, la victoire viendrait, c’était sûr. Un poids énorme pesait sur les épaules du jeune al’Thor, mais il le supporterait. D’une manière ou d’une autre, il le fallait.

D’une manière ou d’une autre, oui… Mais sur le Dragon Réincarné, Beonin n’avait aucune influence, se contentant de regarder les événements qui se déroulaient très loin devant ses yeux. Être sur les gradins et suivre le spectacle n’avait jamais été son rêve, mais…