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Ressasser tout ça, c’était du temps perdu. Allons, il était l’heure d’y aller. Se levant trop vite, Beonin renversa sa chaise, mais elle ne prit pas la peine de la remettre droite.

Quand elle passa la tête dehors, elle découvrit Tervail assis sur un tabouret, au milieu du trottoir de bois. En guise de canne, il s’appuyait sur l’épée encore au fourreau posée entre ses bottes.

Alors que des nuages noirs, autour du pic du Dragon, annonçaient de la neige pour bientôt – ou peut-être de la pluie –, le soleil, à l’horizon, était déjà aux deux tiers visible. Après une nuit glaciale, sa lumière aurait presque pu paraître chaude. Quoi qu’il arrive, avec un peu de chance, Beonin serait bientôt de nouveau à l’abri à l’intérieur.

Sans cesser d’observer distraitement les gens qui évoluaient autour de lui, Tervail hocha la tête à l’intention de son Aes Sedai. Dans les allées du camp, il n’y avait presque personne à cette heure, à part des types vêtus très modestement qui portaient de lourds paniers et des conducteurs de charrettes à hautes roues – hommes ou femmes, tous étaient aussi mal attifés – lestées de cargaisons de bois de chauffage, de sacs de charbon ou de tonneaux pleins d’eau.

« Distraitement », c’est ce qu’aurait cru n’importe qui, sauf l’Aes Sedai liée avec le Champion. Toujours concentré, Tervail était en permanence tendu comme la corde d’un arc et affûté comme la pointe d’une flèche.

Pour l’heure, seuls les hommes l’intéressaient. En particulier ceux qu’il ne connaissait pas. Avec deux sœurs et un Champion assassinés par un seul mâle capable de canaliser – deux tueurs de ce genre, c’était une infime possibilité –, tout le monde se méfiait des inconnus. Tous les gens informés, au minimum. Car ces nouvelles, on ne les avait pas criées sur tous les toits.

Sauf si le tueur portait une pancarte, Beonin voyait mal comment Tervail escomptait le reconnaître. Mais il n’était pas question de le tarabuster ou de l’abaisser simplement parce qu’il s’entêtait à faire son devoir.

Mince comme du fil de fer mais doté d’un gros nez, Tervail avait sur la joue une balafre récoltée en servant son Aes Sedai. À peine sorti de l’adolescence quand elle l’avait déniché, il était vif comme un chat et comptait déjà parmi les meilleurs escrimeurs du Tarabon. Au fil des ans, il avait conservé sa position au sein de cette élite, l’améliorant même régulièrement. Vingt fois au moins, Beonin aurait péri s’il n’avait pas été là. En sus des brigands de tout poil trop ignorants pour reconnaître une Aes Sedai, les gens n’étaient guère commodes quand la balance de la justice ne penchait pas de leur côté. Très souvent, Tervail avait repéré le danger bien avant son Aes Sedai.

— Selle Chardonneret d’Hiver pour moi, dit la sœur, et va chercher ton cheval. On part en promenade.

Tervail fronça un seul sourcil à l’intention de la sœur, puis il fixa l’épée sur sa hanche droite et partit à grandes enjambées vers l’endroit où étaient attachés les chevaux. Parmi ses qualités, il y avait le génie de ne jamais poser de questions inutiles. Mais Beonin, peut-être, paraissait moins calme qu’elle le croyait, rendant toute explication inutile.

Reculant sous la tente, elle enveloppa soigneusement son miroir à main dans un foulard de soie – un modèle de Tear à motifs noirs et blancs –, puis le glissa dans une des deux grandes poches de son solide manteau gris. Quand la brosse et le peigne eurent suivi le même chemin, elle rangea dans l’autre poche son châle plié avec amour et un coffret en ébène joliment sculptée qui abritait quelques bijoux hérités de sa mère et de sa grand-mère maternelle. À part sa bague au serpent, elle portait rarement d’autres ornements – pourtant, elle ne se séparait jamais du coffret. Son viatique, avec la brosse, le peigne et le miroir. Les souvenirs de femmes dont elle chérissait la mémoire et mettait toujours en application les enseignements.

Avocate célèbre à Tanchico, sa grand-mère lui avait communiqué la passion de la loi et de sa complexité. Sa mère, elle, lui avait montré qu’il était toujours possible de s’améliorer. Même si les avocats s’enrichissaient rarement, Collaris était plus qu’à l’aise financièrement. Pourtant, sa fille Aeldrine, contre son avis, s’était lancée dans le négoce et avait fait fortune en vendant des teintures.

Oui, il était toujours possible de s’améliorer, quand on savait saisir les occasions au vol. Exactement ce qu’avait fait Beonin, lorsque Elaida a’Roihan avait renversé Sanche. Depuis, les choses n’avaient pas tourné comme prévu, loin de là. Mais quand en allait-il autrement ? Le sachant, une femme avisée avait toujours en tête un ou plusieurs plans de substitution.

Préparer des montures prenant un certain temps, Beonin envisagea d’attendre Tervail sous sa tente. Mais alors que l’heure de l’action sonnait, ses réserves de patience semblaient épuisées. Le manteau sur ses épaules, elle souffla la lampe et sortit d’un pas décidé. Dehors, cependant, elle s’obligea à attendre au même endroit, sans faire les cent pas sur les planches disjointes du trottoir. Marcher aurait attiré l’attention, et peut-être incité une sœur à la rejoindre pour la tirer de sa solitude « angoissante ».

Angoissée, Beonin l’était, dans des limites raisonnables. Quand un homme risquait de vous tuer sans même qu’on le voie, ce n’était pas une réaction absurde. Cela dit, elle n’avait pas envie de compagnie. Pour bien le signifier, elle releva sa capuche et resserra autour d’elle les pans de son manteau.

Le bord des oreilles en charpie, un chat gris maigrichon vint se frotter contre les jambes de l’Aes Sedai. Dans le camp, ces petits félins abondaient. C’était le cas partout où il y avait des sœurs. Et si sauvages qu’ils fussent, ces chats se transformaient en matous affectueux.

Comprenant qu’il n’obtiendrait pas de caresses, l’importun s’éloigna, fier comme un roi, en quête d’une bonne âme bien disposée. Nul doute qu’il trouverait sans peine…

Presque désert quelques minutes plus tôt, le camp se réveillait et commençait à grouiller d’activité. Par grappes, des novices en tenue blanche – les fameuses « familles » – se hâtaient de gagner leur « salle de classe », à savoir quelques grandes tentes, voire des zones aménagées en plein air. Les filles qui passèrent près de Beonin cessèrent en un clin d’œil de bavarder pour s’incliner avec grâce et compétence. Un spectacle des plus étonnants – ou enrageants, selon le point de vue. Parmi ces « filles », une partie approchaient de l’âge mûr – quand elles ne le dépassaient pas, puisque certaines arboraient des cheveux gris, d’autres se vantant même d’être grand-mères ; pourtant, elles se pliaient aux antiques protocoles avec la même souplesse d’esprit que les gamines qui débarquaient régulièrement à la tour.

Et qu’elles étaient nombreuses ! Entre les tentes, elles allaient et venaient par dizaines. En se limitant aux jeunes filles nées avec une étincelle de Pouvoir et à celles qui parvenaient toutes seules au stade de canaliser – ou presque –, combien de candidates valables la Tour Blanche avait-elle laissées passer ? Espérer qu’elles finiraient par trouver le chemin de Tar Valon revenait à jouer à pile ou face. Et imposer une limite d’âge – dix-huit ans ! – à se laisser tomber une dague sur le pied.

Convaincue que les lois et les coutumes garantissaient la stabilité – une valeur capitale pour les Aes Sedai –, Beonin n’avait jamais cherché le changement pour le changement. Et certaines nouveautés, comme ces familles de novices, lui semblaient trop radicales pour se perpétuer. Mais à cause de son rigorisme, combien de pépites la Tour Blanche avait-elle négligées ?

Sur les trottoirs de bois, il y avait aussi des sœurs, marchant par deux ou par trois et suivies de leurs Champions. Sur leur passage, les flots de novices se divisaient et de vastes ondulations de révérences composaient comme une mer démontée – et un peu étrange, car les filles jetaient des regards furtifs aux sœurs, qui faisaient bien entendu mine de ne pas les voir.