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Très peu de sœurs, remarqua Beonin, non sans agacement, avaient la sagesse de ne pas être unies à la Source. Autant brandir une pancarte !

Les novices savaient, pour la mort d’Anaiya et Kairen – dissimuler les bûchers funéraires n’avait jamais été envisagé –, mais si on leur disait comment elles avaient péri, la panique se répandrait plus vite que la peste. Cela dit, les plus nouvelles, inscrites dans le registre au Murandy, portaient le blanc depuis assez longtemps pour savoir que voir des sœurs déambuler avec autour d’elles l’aura du saidar n’était pas habituel du tout. À force, ça suffirait sans doute pour les effrayer – pour rien, qui plus est.

Parce que l’assassin était peu susceptible de frapper en public, avec des dizaines de sœurs dans le coin.

Cinq cavalières qui se dirigeaient lentement vers l’est attirèrent le regard de Beonin. Des sœurs, mais pas unies à la Source, et suivies chacune par une petite cour : une secrétaire, une servante, un domestique mâle pour les travaux de force, et un Champion au moins. Malgré les capuches relevées, Beonin n’eut aucune peine à identifier ces femmes.

Du même Ajah qu’elle – le Gris –, Varilin aurait pu faire un homme de grande taille. Takima, une sœur marron, semblait naine à côté d’elle. Sur le manteau blanc de Saroiya, les broderies brillaient trop intensément pour qu’il n’y ait pas un tissage de saidar là-dessous, et les deux Champions qui suivaient Faiselle marquaient son identité aussi bien que son manteau vert scintillant. En toute logique, la cinquième femme, vêtue de gris foncé, devait être Magla, membre de l’Ajah Jaune.

Que trouveraient ces sœurs en arrivant à Darein ? Sûrement pas des négociatrices de la Tour Blanche, en ce moment. Mais elles sacrifiaient peut-être tout simplement à la routine, pour faire comme si de rien n’était. Quand tout était perdu, les gens agissaient souvent ainsi, afin de ne pas voir la réalité en face. Chez les Aes Sedai, cependant, ce déni ne durait jamais longtemps.

— On n’a même pas l’impression qu’elles chevauchent ensemble, lança soudain une voix. Qu’en penses-tu, Beonin ? On dirait qu’elles avancent dans la même direction par hasard…

La capuche, un signe qu’on ne voulait pas être dérangée ? Eh bien, c’était raté. Par bonheur, Beonin avait appris à ravaler ses soupirs et à occulter toutes les réactions susceptibles d’en révéler trop long sur son état d’esprit.

À peu près de la même taille, les cheveux noirs et les yeux marron, les deux sœurs qui venaient de s’arrêter près de Beonin n’avaient pourtant rien de jumelles.

Le nez saillant sur son visage étroit, Ashmanaille restait impassible dans toutes les circonstances, y compris les meilleures ou les pires. Sa robe de soie à rayures d’argent aurait pu lui avoir été livrée l’instant d’avant par une blanchisseuse et des volutes argentées ornementaient l’ourlet de son manteau et le bord de sa capuche doublée de fourrure.

La robe de laine de Phaedrine, elle, était toute froissée et pas mal tachée. Son manteau, également de laine, ne portait aucun ornement et aurait eu besoin qu’on le raccommode. Le front en permanence plissé, cette femme aurait pu être jolie, sans ce tic.

Un étrange duo d’amies. La sœur marron en permanence dans la lune, et la blanche prêtant la même attention à sa tenue qu’à tout le reste.

Beonin regarda de nouveau les cinq sœurs à cheval. Oui, elles semblaient bien avancer par hasard dans la même direction… Dans un autre état d’esprit, elle n’aurait pas manqué de le remarquer. Mais ce matin…

— Eh bien, elles sont peut-être perturbées par les conséquences des événements de la nuit dernière, pas vrai, Ashmanaille ?

La courtoisie s’imposant même avec les fâcheuses, Beonin se tourna vers les deux sœurs.

— Au moins, la Chaire d’Amyrlin est vivante, répondit sa compagne d’Ajah. Et d’après ce qu’on m’a dit, elle le restera, tout comme Leane. De plus, nous n’avons rien à craindre pour leur… santé.

Même après la guérison de Siuan et Leane par Nynaeve, les sœurs répugnaient toujours à parler de la punition suprême – pire que la mort, en un sens.

— La captivité est préférable à la hache du bourreau, oui. Mais pas de beaucoup.

Quand Morvrin l’avait réveillée pour lui annoncer la nouvelle, Beonin avait eu du mal à partager l’excitation de la sœur marron. Si on pouvait employer ce mot avec Morvrin. Cela dit, elle arborait l’ombre d’un sourire…

Beonin n’avait pas envisagé une seconde de modifier ses plans. La réalité, il fallait la regarder en face. Egwene était prisonnière, un point c’était tout.

— Tu n’es pas d’accord, Phaedrine ?

— Pardon ? Non, je n’ai pas d’objection, répondit distraitement la sœur marron.

Distraitement ! Mais c’était du Phaedrine classique, si concentrée sur ce qui l’intéressait qu’elle en oubliait de se comporter correctement. Sur ce plan-là, Beonin en verrait d’autres.

— Mais ce n’est pas pour ça que nous te cherchons. Selon Ashmanaille, tu es une experte en crimes de sang.

Une soudaine bourrasque fit voler les manteaux des trois sœurs. Alors que Beonin et Ashmanaille tiraient sur les pans du leur, Phaedrine laissa le vêtement se gonfler dans son dos et sonda le regard de son interlocutrice.

— Tu as peut-être une idée sur les trois meurtres, fit Ashmanaille. Nous en ferais-tu profiter ? Avec Phaedrine, nous nous creusons la cervelle, mais sans arriver nulle part. Mon domaine d’expertise, c’est le droit civil. Toi, tu as résolu un grand nombre d’énigmes criminelles.

Bien entendu, Beonin avait cogité sur ces meurtres. Dans le camp, pas une seule sœur ne s’en était abstenue. Et même en s’y efforçant, une passionnée de justice comme elle n’aurait pas pu ignorer ces drames. Démasquer un assassin était bien plus satisfaisant que régler une dispute territoriale.

L’assassinat, c’était le crime ultime – celui dont les conséquences restaient incontournables. Celui qui volait des années de vie et, peut-être, de réalisations fabuleuses. Dans ce cas, les victimes étaient aux deux tiers des sœurs, ce qui touchait au cœur toutes les Aes Sedai du camp.

Pour répondre, Beonin attendit que soit passée une nouvelle « couvée » de novices – dont deux aux cheveux gris –, qui ne manquèrent pas de s’incliner bien bas. Peu à peu, le flot de filles en blanc se tarissait. Et tous les chats semblaient avoir suivi ces humaines bien plus disposées à les cajoler que les austères sœurs.

— L’homme qui poignarde par cupidité, dit Beonin quand les trois femmes furent de nouveau seules, ou la femme qui empoisonne par jalousie, voilà une chose fréquente… Là, nous sommes dans une autre configuration. Deux assassinats, sûrement par le même auteur, mais à plus d’une semaine d’intervalle. Ça implique deux notions : préparation et patience. Le mobile n’est pas limpide, mais il semble évident que notre tueur ne choisit pas ses victimes par hasard. Tout ce que nous savons de lui, c’est qu’il est capable de canaliser. C’est mince, donc il faut s’intéresser à ce que les victimes avaient en commun. Pour commencer, Anaiya et Kairen appartenaient toutes les deux à l’Ajah Bleu. Logiquement, ça implique une question : quel rapport entre cet Ajah et un homme capable de canaliser ? La réponse tient en deux noms : Moiraine Damodred et Rand al’Thor. Kairen aussi était en contact avec lui, non ?

Sous son front plissé, les yeux de Phaedrine s’assombrirent.

— Tu ne suggères quand même pas que c’est lui l’assassin ?