Dans le lien, un grand calme confirma la sérénité extérieure du Champion.
— Beonin, j’ai l’impression que tu as un plan très dangereux.
Sa lame toujours au poing, Tervail la pointait à présent vers le sol.
Beonin posa la main sur le bras gauche de son Champion. Une subtile façon de le rassurer. En cas de danger, elle n’aurait pas risqué d’entraver les mouvements d’un gaucher.
— Pas plus dangereux que…
Beonin n’alla pas plus loin, car elle venait de remarquer qu’une femme avançait vers elle en se faufilant entre les troncs. Jusque-là, elle avait dû se cacher derrière l’un d’eux.
Ses longs cheveux blancs tenus par un filet d’argent incrusté de perles, cette Aes Sedai portait une robe depuis longtemps passée de mode.
Un seul détail clochait : elle ne pouvait pas être là. Pourtant, ce visage aux traits durs, ce nez crochu, ces yeux inclinés… Oui, Beonin les aurait reconnus entre mille ! Seulement, Turanine Merdagon avait quitté ce monde quand elle était encore Acceptée !
Soudain, la sœur disparut.
— Que se passe-t-il ? demanda Tervail, son épée de nouveau à l’horizontale. De quoi as-tu eu peur ?
— Le Ténébreux touche le monde, souffla Beonin. J’ai senti son contact.
C’était impossible !
Impossible, d’accord, mais elle n’avait pas eu la berlue, et elle n’était pas du genre à voir des fantômes. Turanine avait bel et bien été là. Et si elle tremblait à présent, ça n’avait rien à voir avec le froid.
En silence, Beonin récita une prière :
« Veuille la Lumière briller sur chacun de mes jours, et fasse le Créateur que je repose ensuite au creux de sa main avec au cœur l’espoir de connaître le salut et la résurrection. »
Quand son Aes Sedai lui confia qu’elle avait vu une sœur morte depuis plus de quarante ans, Tervail ne se lança pas dans une tirade sur les hallucinations. Entre ses dents, il récita lui aussi une prière. Dans le lien, Beonin ne sentit aucune peur – venant de lui, en tout cas. Elle, c’était différent…
Comment la mort aurait-elle pu effrayer un homme qui vivait chaque jour comme si c’était le dernier ? En revanche, quand Beonin lui eut révélé ses intentions – en partie, au moins –, il se montra beaucoup moins optimiste.
Sortant son miroir à main, la sœur commença à tisser tout en sondant son reflet. Elle s’y prit prudemment, parce que, en matière d’Illusion, on trouvait aisément bien meilleure qu’elle.
Alors qu’elle canalisait, le reflet changea. Pas énormément, mais assez pour ne plus être celui d’une Aes Sedai ni celui de Beonin Marinye. Plutôt celui d’une femme banale qui lui ressemblait vaguement, mais avec des cheveux plus clairs.
— Pourquoi veux-tu voir Elaida ? demanda Tervail, suspicieux. (Soudain, il y eut une perturbation dans le lien.) Tu veux l’approcher puis dissiper l’Illusion, c’est ça ? Elle t’attaquera et… Non, Beonin ! S’il faut le faire, laisse-moi m’en charger. Dans la tour, il y a trop de Champions pour qu’elle les connaisse tous. De plus, elle ne s’attendra pas à une attaque venant de là. Je lui traverserai le cœur avec une lame avant qu’elle ait compris ce qui lui arrive.
Comme par miracle, un poignard apparut dans la main du Champion.
— Non, Tervail, ce que j’ai à faire, je dois le faire seule…
Après avoir inversé l’Illusion, Beonin noua le tissage puis elle en prépara plusieurs autres au cas où l’aventure tournerait mal. Les nouant aussi, elle passa au dernier, dont elle s’enveloppa. Un bouclier, pour cacher son aptitude à canaliser.
Depuis toujours, elle se demandait pourquoi certains tissages – une illusion, par exemple – pouvaient être actifs sur la personne qui canalisait, alors que certains – comme la guérison – n’agissaient que sur les autres. Quand elle lui avait posé cette question, longtemps avant de porter le châle, Turanine avait répondu de sa voix incroyablement grave :
— Autant demander pourquoi l’eau est humide et le sable sec, mon enfant. Concentre-toi sur ce qui est possible et ne perds pas ton temps à chercher pourquoi le reste ne l’est pas.
Un bon conseil, même si Beonin n’avait jamais vraiment accepté sa deuxième partie.
À présent, les morts marchaient !
« Veuille la Lumière briller sur chacun de mes jours… »
L’ultime tissage noué, Beonin retira sa bague au serpent et la glissa dans sa bourse. Voilà ! Elle pourrait croiser une Aes Sedai sans risquer d’être reconnue.
— Tervail, tu te fies depuis toujours à mon jugement. Entends-tu continuer ?
Le Champion resta aussi impassible que son Aes Sedai. Dans le lien, en revanche, il exprima sa surprise.
— Ça va sans dire, Beonin.
— Dans ce cas, emmène Chardonneret d’Hiver et gagne la ville. Là, loue une chambre dans une auberge et attends que je te rejoigne. (Le Champion voulut parler, mais une main levée l’en dissuada.) File, Tervail !
Beonin regarda son protecteur s’enfoncer entre les arbres, les deux chevaux tenus par la bride. Puis elle se tourna face à la tour. Oui, les morts marchaient. Mais l’important, c’était qu’elle atteigne Elaida. Rien d’autre ne comptait.
Dehors, des rafales de vent s’attaquaient aux fenêtres comme si elles entendaient les arracher des murs. Dans la cheminée de marbre blanc, les flammes réchauffaient l’atmosphère. Sur les vitres la buée se condensait puis ruisselait tout le long comme des larmes de pluie.
Assise derrière sa table d’écriture dorée, les mains sagement croisées sur le plateau, Elaida do Avriny a’Roihan, Protectrice des Sceaux, Flamme de Tar Valon et Chaire d’Amyrlin, écoutait sans broncher l’homme aux épaules voûtées debout devant elle. Brandissant le poing, il laissait libre cours à sa fureur :
— … ligoté et bâillonné pendant tout le voyage ! Séquestré dans une cabine pas plus grande qu’un placard à balais ! Pour ces offenses, j’exige que le capitaine du bateau soit châtié. De plus, je demande instamment des excuses de la Tour Blanche et de toi-même. Que la Fortune me patafiole, la Chaire d’Amyrlin n’a plus le droit d’enlever les rois ! La Tour Blanche n’est plus toute-puissante ! J’exige que…
Voilà, c’était reparti pour un tour. Se répétant en boucle, le gaillard prenait à peine le temps de respirer. Vraiment, fixer son attention sur lui n’était pas facile. Pour se détendre un peu, Elaida laissa errer son regard sur les tapisseries aux couleurs vives des murs et sur les jolies roses disposées artistiquement sur des supports blancs, aux coins de la pièce.
Subir une telle tirade en faisant mine de rester calme était un exploit. Si elle s’était écoutée, Elaida se serait levée pour gifler cet imbécile. Quel crétin présomptueux ! Parler ainsi à la Chaire d’Amyrlin. Mais encaisser sans broncher restait la meilleure stratégie. Tôt ou tard, l’andouille serait à bout de forces.
Joliment musclé, Mattin Stepaneos den Balgar avait dû être beau dans un lointain passé. Hélas, les années ne s’étaient pas montrées clémentes avec lui. Son collier de barbe blanche faisait encore illusion, mais il n’en allait pas de même sur son crâne, où les cheveux se raréfiaient. Au-dessus de son nez cassé plusieurs fois, ses yeux plissés de fureur accentuaient des rides qui auraient déjà été assez profondes sans ça. Sa veste de soie verte, les Abeilles d’Or d’Illian brodées sur les manches, avait été nettoyée et brossée avec soin – à moins qu’une sœur s’en soit chargée via le Pouvoir –, mais comme il l’avait portée durant tout le voyage, une partie de la crasse s’y était incrustée. Le bateau qui le transportait, très lent, avait accosté la veille à une heure tardive. Mais pour une fois, Elaida ne se plaignait pas que quelqu’un ait traîné. Si Mattin était arrivé plus tôt, seule la Lumière savait quelle catastrophe Alviarin aurait encore provoquée. Cette femme méritait le bourreau, car elle avait mis la Tour Blanche dans la mouise. Et c’était un pire crime qu’avoir fait chanter la Chaire d’Amyrlin.