La mouise, oui… Et maintenant, ce serait à Elaida de tout arranger.
Mattin Stepaneos se tut soudain et recula d’un demi-pas sur le tapis à motifs floraux tarabonais. Prenant conscience qu’elle fronçait les sourcils, Elaida corrigea son expression. Penser à Alviarin lui faisait toujours cet effet, sauf quand elle se concentrait.
— Tes appartements te conviennent ? demanda-t-elle. Et tes serviteurs ?
Le roi sursauta, surpris par cette façon de sauter du coq à l’âne.
— Les appartements sont très bien et le personnel aussi.
Un ton beaucoup plus doux, peut-être à cause de l’expression d’Elaida, pourtant sans rapport avec le monarque.
— Mais même ainsi, je…
— Tu devrais m’être reconnaissant, Mattin – et à la Tour Blanche aussi. Rand al’Thor a pris le contrôle de ta capitale quelques jours après ton départ. Dans la foulée, il s’est emparé de la Couronne de Lauriers. La Couronne d’Épées, comme il l’a rebaptisée. Pour se l’approprier, crois-tu qu’il aurait hésité à te décapiter ? Certaine que tu ne partirais pas de ton propre chef, je t’ai sauvé la vie.
Très bien joué… Désormais, le roi pourrait croire qu’elle avait agi dans son intérêt.
Mais ce crétin eut l’audace de ricaner et de croiser agressivement les bras.
— Je ne suis pas encore un vieux clébard édenté, Mère ! Pour défendre l’Illian, j’ai bravé la mort plusieurs fois. Tu crois que j’en ai peur au point de vouloir rester ton « invité » jusqu’à la fin de mes jours ?
Un défi, encore, mais pour la première fois depuis qu’il était entré dans la pièce, Mattin avait appelé Elaida « Mère ». Bientôt, il n’opposerait plus aucune résistance.
Alors que l’horloge dorée accrochée au mur sonnait, des figurines en or, en argent et en émail se mirent en mouvement sur trois niveaux. Tout en haut, au-dessus du cadran, un roi et une reine s’agenouillaient devant une Chaire d’Amyrlin. Contrairement à l’étole d’Elaida, celle de cette ancienne dirigeante portait encore les sept couleurs. Avec tout ce qui l’occupait, la nouvelle Chaire d’Amyrlin n’avait pas encore pu faire venir un émailleur. À dire vrai, il y avait beaucoup plus urgent.
Après avoir ajusté l’étole sur la soie rouge de sa robe, Elaida se positionna pour que la Flamme de Tar Valon en pierres précieuses qui surmontait le dossier de sa chaise semble léviter juste au-dessus de sa tête. Puisque Mattin Stepaneos avait besoin qu’on insiste, elle allait le faire, et lourdement. Si son sceptre avait été à portée de main, elle l’aurait couché dans le creux de son bras, histoire d’en rajouter.
— Mon fils, un mort ne peut revendiquer aucun droit. Ici, avec mon aide, tu auras une chance de récupérer ta couronne et ta nation.
La bouche légèrement ouverte, le roi inspira profondément comme s’il pouvait, malgré la distance, s’enivrer de l’air du pays.
— Et comment organiseras-tu ça, Mère ? Si j’ai bien compris, la capitale est tenue par ces… Asha’man de malheur et par des Aiels fidèles au Dragon Réincarné.
Quelqu’un avait parlé à cet idiot, lui en disant beaucoup trop. En matière de nouvelles, il devait subir un régime sec. Les domestiques, tout compte fait, devraient être remplacés. Cela dit, l’espoir, chez le monarque, avait chassé la colère, et c’était une excellente chose.
— Te rendre ce qui est à toi prendra du temps, mon fils, et ça devra être soigneusement planifié.
En réalité, pour l’heure, Elaida n’avait pas la première idée de ce qu’il faudrait faire. Mais elle espérait que ça changerait un jour. L’enlèvement du roi visait avant tout à affirmer le pouvoir de la Chaire d’Amyrlin. Le remettre sur le trône irait encore plus en ce sens.
Coûte que coûte, Elaida voulait rendre à la tour sa gloire et son rayonnement de l’époque où les têtes couronnées tremblaient devant la Chaire d’Amyrlin.
— Tu es encore épuisé par le voyage, je parie, dit Elaida avant de se lever.
Comme si Mattin était parti volontairement… Avec un peu de chance, il serait assez intelligent pour le prétendre. Dans les jours à venir, ce mensonge les servirait tous les deux bien plus que n’importe quelle vérité.
— À midi, nous déjeunerons ensemble pour parler de cette affaire. Cariandre, escorte Sa Majesté jusqu’à ses appartements, puis mets-toi en quête d’un tailleur. Notre hôte a besoin d’une garde-robe. À mes frais, bien entendu.
La sœur rouge boulotte qui se faisait toute petite près de la porte avança et posa une main sur le bras du roi. Il hésita, peu désireux de partir. Mais Elaida continua à donner ses ordres comme si l’affaire était entendue.
— Cariandre, dis à Tarna de venir me voir. Désolée, Majesté, mais je croule sous le travail.
Mattin Stepaneos se laissa enfin entraîner vers la sortie. Avant qu’il ait franchi la porte, Elaida se rassit et baissa les yeux sur les trois coffrets laqués posés sur son bureau. Le premier contenait sa correspondance en cours et les plus récents rapports des Ajah. Si le Rouge partageait avec elle toutes ses informations – du moins, elle l’espérait –, les autres ne lâchaient que des miettes. Encore que… Ces dernières semaines, ils avaient fait un peu mieux, lui transmettant pas mal de nouvelles… désagréables.
Désagréables, certes, mais précieuses parce qu’elles indiquaient que les contacts avec les renégates allaient bien au-delà de ces grotesques négociations.
Pour l’heure, Elaida ouvrit le gros dossier de cuir rehaussé d’or qui reposait devant elle. À elle seule, la tour produisait assez de documents pour que le bureau disparaisse dessous si Elaida avait eu la prétention de les lire tous. Tar Valon, c’était dix fois plus de paperasse par jour ! Du coup, des assistantes faisaient le tri, filtrant tout ce qui était secondaire. Ça laissait quand même une sacrée pile de textes à lire.
— Tu m’as demandée, Mère ? dit Tarna en refermant la porte derrière elle.
Une question posée d’un ton glacial, mais sans une once d’irrespect. La sœur blonde aux yeux d’acier ne se réchauffait jamais. En soi, ça ne dérangeait pas Elaida. Ce qui la gênait, en revanche, c’était l’étole de Gardienne rouge vif que portait Tarna. Pourquoi cet accessoire vestimentaire était-il si étroit ? Sur sa robe gris clair, la nouvelle Gardienne avait assez de rayures rouges pour glorifier son Ajah. Cela dit, Elaida se fiait les yeux fermés à Tarna, et par les temps qui couraient, ça n’avait pas de prix.
— Quelles nouvelles du port, Tarna ?
Inutile de préciser lequel. Seul celui du Sud gardait une chance d’être fonctionnel sans qu’on entreprenne d’énormes travaux.
— Les navires fluviaux les plus étroits peuvent passer, annonça Tarna en avançant jusqu’au bureau de la dirigeante.
Elle aurait pu parler de la pluie et du beau temps. Cette femme, rien ne l’ébranlait.
— Les autres s’amarrent à tour de rôle à la chaîne en cuendillar afin de transférer leur cargaison sur des barges. Les capitaines se plaignent, parce que c’est beaucoup plus long, mais pour le moment, ça ira.
Elaida pinça les lèvres puis pianota sur le dossier ouvert. « Pour le moment… » Certes, mais elle ne pourrait pas faire réparer le port avant la débandade des renégates. Jusque-là, ces femmes n’avaient pas encore lancé d’attaque – la Lumière en soit louée. Le combat aurait pu commencer uniquement avec des soldats, mais des sœurs auraient dû tôt ou tard s’y impliquer, un engrenage dans lequel les renégates ne voulaient pas mettre le doigt – exactement comme Elaida.
Mais pour réparer, il faudrait raser les tours de garde, donc laisser les ports sans défense. De quoi inciter à la témérité les fidèles d’Egwene.