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Au nom de la Lumière, quel casse-tête ! La guerre, il fallait l’éviter presque à n’importe quel prix. Une fois les renégates revenues dans le giron de la tour, Elaida comptait intégrer leurs troupes à celles de la Garde. Dans un coin de sa tête, elle réfléchissait comme si Gareth Bryne commandait déjà les Gardes de la Tour. Un haut capitaine infiniment préférable à Jimar Chubain. Avec un tel chef pour ses combattants, la Tour Blanche montrerait au monde ce qu’elle valait ! Pour ça, il fallait que ses soldats actuels et futurs ne s’entre-tuent pas. Et aussi, bien entendu, qu’aucune Aes Sedai n’en abatte une autre. Les sœurs renégates appartenaient à Elaida autant que celles de la tour. La difficulté, ce serait de les en convaincre…

Prenant une feuille sur la pile que contenait le dossier, Elaida la lut rapidement.

— À ce que je vois, malgré mes ordres, les rues ne sont toujours pas entretenues. Pourquoi ?

Une ombre passa dans le regard de Tarna. La première fois qu’Elaida voyait une chose pareille.

— Les gens ont peur, Mère. Ils ne sortent pas de chez eux, sauf nécessité absolue. À les en croire, des morts arpentent la cité.

— Cette information a-t-elle été confirmée ? Des sœurs ont-elles vu des spectres ?

— D’après ce que je sais, pas dans l’Ajah Rouge.

Les autres sœurs parlaient à Tarna parce qu’elle était la Gardienne, mais certainement pas pour lui faire des confidences. Comment arranger tout ça ?

— Mais les citadins sont catégoriques. Ils savent ce qu’ils ont vu.

Sans hâte, Elaida posa la feuille sur le côté. Si ça avait été possible dans sa position, elle aurait voulu frissonner.

Sur l’Ultime Bataille, elle avait lu tous les textes existants, y compris des études et des prédictions si vieilles qu’on ne les avait jamais traduites de l’ancienne langue. Des trésors couverts de poussière retrouvés dans un coin sombre de la bibliothèque. Le jeune al’Thor était bien le héraut de Tarmon Gai’don, et il semblait acquis que cet événement terrible aurait lieu plus tôt qu’on le croyait. Plusieurs prédictions, datant des premiers temps de la tour, présentaient le retour des morts comme le premier signe. La preuve que la réalité se distordait tandis que le Ténébreux se préparait. Avant longtemps, il y aurait de bien pires calamités.

— Ordonne aux gardes de traîner hors de chez eux tous les hommes en bonne santé, dit calmement Elaida. Les rues, je veux qu’elles soient propres, et j’entends qu’on commence dès aujourd’hui à les nettoyer. Aujourd’hui !

Tarna en fronça les sourcils de surprise. Pour une fois, elle avait perdu le contrôle de ses nerfs.

Bien entendu, elle se contenta de dire :

— À tes ordres, Mère.

Elaida aurait pu passer pour l’incarnation de la sérénité, mais c’était de l’esbroufe. Ce qui devait arriver arriverait, voilà tout. Et elle n’avait toujours pas la moindre emprise sur le jeune al’Thor. Dire qu’elle l’avait eu un jour à sa merci ! Si elle avait su, à l’époque… Maudite soit Alviarin – et triplement honnie sa proclamation sur quiconque prendrait contact avec le garçon sans avoir la tour pour intermédiaire. Si ça n’avait pas été un signe de faiblesse, Elaida aurait aboli cette idiotie. Mais les dégâts, hélas, resteraient irréparables.

Par bonheur, Elayne retomberait bientôt sous l’emprise de la tour – un cadeau de la Lumière, puisque la maison royale d’Andor serait la clé de la victoire, lors de l’Ultime Bataille. Ça, Elaida l’avait prédit depuis longtemps. Dans ce contexte, la vague de rébellion contre les Seanchaniens qui déferlait sur le Tarabon était une formidable nouvelle. En ce monde, tout n’était pas un buisson d’épineux géant qui lui transperçait la peau de tous côtés.

La lecture du rapport suivant arracha une grimace à la Chaire d’Amyrlin. Les égouts, personne n’aimait ça, pourtant, ils étaient un tiers du sang qui donnait vie à une ville, l’eau potable et le commerce composant le reste. Sans égouts, Tar Valon aurait été en proie à des dizaines de maladies que les sœurs elles-mêmes n’auraient pas pu enrayer. Et les rues, puisqu’on en avait parlé plus tôt, auraient pué deux ou trois fois plus fort.

Pour l’heure, le commerce était réduit à sa plus simple expression. L’eau potable, elle, continuait d’arriver de la pointe de l’île, vers l’amont du fleuve. Distribuée dans tous les châteaux d’eau de la ville, elle filait ensuite vers les fontaines, ornementales ou ordinaires, où tout le monde pouvait en puiser. En revanche, les évacuations d’égout, du côté aval de l’île, étaient presque toutes bouchées.

Elaida trempa sa plume dans l’encrier, écrivit quelques mots en haut de la feuille – « Je veux que ce soit débouché demain ! » – et apposa sa signature en bas. Si les fonctionnaires étaient dotés d’un cerveau, les travaux devaient être déjà en cours – mais avec ces gens, il fallait toujours se méfier.

Le rapport suivant fit sursauter la dirigeante.

— Des rats dans la tour ?

Une catastrophe ! Ce rapport aurait dû être tout en haut de la pile.

— Tarna, quelqu’un a vérifié les tissages de garde ?

Ces protections tenaient depuis la construction de la tour, mais en trois mille ans, elles avaient pu faiblir. Parmi ces rongeurs, combien étaient des espions du Ténébreux ?

Quelqu’un tapa timidement à la porte. Une seconde plus tard, une Acceptée rondelette nommée Anemara entra dans le bureau et s’inclina avec grâce.

— Mère, si je peux vous déranger… Felaana Sedai et Negaine Sedai voudraient que tu reçoives une femme qui errait dans la tour. À les en croire, elle veut te présenter une pétition.

— Dis-lui d’attendre, répondit Tarna, et fais-lui servir une infusion. Notre Mère est très occupée…

— Non, coupa Elaida. Qu’elles viennent toutes les trois, mon enfant. Fais-les entrer.

Une pétition ? La dernière remontait à une petite éternité. Et en ce jour, Elaida était d’humeur à accorder bien des choses, tant qu’il ne s’agissait pas de requêtes ridicules. Recevoir cette femme relancerait peut-être le processus démocratique. Pareillement, depuis quand des sœurs étaient-elles venues la voir sans être convoquées ? Les deux Aes Sedai marron remettraient peut-être cette pratique au goût du jour.

Mais une seule femme entra, refermant délicatement la porte derrière elle. À voir sa robe d’équitation en soie et son manteau d’excellente facture, la visiteuse devait être une noble dame ou une négociante prospère. Son assurance militait aussi pour ces deux hypothèses.

Une inconnue pour Elaida, elle l’aurait juré. Pourtant, ce visage encadré de cheveux encore plus clairs que ceux de Tarna lui disait vaguement quelque chose.

Elaida se leva, contourna son bureau et tendit les mains avec un sourire hautement inhabituel – et accueillant, ce qui n’était pas fréquent non plus.

— Ma fille, tu as une pétition pour moi, m’a-t-on dit ? Tarna, sers à notre invitée une tasse d’infusion.

La boisson posée sur un guéridon, dans un coin, devait être encore tiède, au minimum.

La femme s’inclina et répondit avec l’accent du Tarabon :

— La pétition, c’était un prétexte pour arriver devant vous en un seul morceau, Mère.

Quand elle se redressa, la visiteuse arbora soudain le visage bien connu de Beonin Marinye.

Unie au saidar en un clin d’œil, Tarna tissa un bouclier autour de l’intruse. Les poings sur les hanches, Elaida se contenta de la défier du regard.

— Dire que je suis surprise de te voir serait un euphémisme, Beonin. Comment oses-tu te remontrer devant moi ?

— À Salidar, j’ai réussi à devenir membre de ce qu’on pourrait appeler le « conseil exécutif ». J’ai fait en sorte que ces femmes bavardent et n’agissent pas, et j’ai lancé une rumeur selon laquelle plusieurs d’entre elles vous serviraient en secret. À partir de là, les sœurs se sont regardées tellement de travers que j’espérais les voir revenir promptement à la tour. Mais d’autres représentantes sont arrivées, en plus des bleues. Avant que j’aie pu dire « ouf », elles ont eu formé leur propre Hall de la Tour, et le conseil exécutif a sombré dans l’oubli. Je sais, Mère, que j’avais ordre de rester avec les renégates jusqu’à ce qu’elles reviennent ici, mais ça devrait être une question de jours, désormais. Si je puis me permettre, Mère, ne pas traduire Egwene en justice fut une excellente décision. Avant tout, parce que cette fille est un génie dès qu’il s’agit de découvrir de nouveaux tissages. Dans ce domaine, elle surpasse même Elayne Trakand et Nynaeve al’Meara.