Pendant que les Gardes Ailés et les lanciers se déployaient, la plupart des Seanchaniens en armure peinte les imitèrent.
En approchant avec Berelain, Perrin vit mieux les deux officiers. Sur le casque laqué qui ressemblait tant à une tête d’insecte, l’un portait trois fines plumes bleues et l’autre deux. Bien entendu, la sul’dam et la damane suivaient le trio.
Les deux groupes s’arrêtèrent au milieu de la prairie, gardant entre eux une distance de six pas.
Alors que Tallanvor s’écartait, les deux Seanchaniens portèrent à leur tête des mains aux gantelets peints comme leur armure, puis ils retirèrent leur casque.
L’officier aux deux plumes se révéla être un vétéran blond au visage couvert de cicatrices. Bizarrement, il semblait plutôt amusé par la situation. Mais ce qui intéressait Perrin, c’était son collègue. Ou plutôt, sa collègue.
Montée sur un formidable cheval de guerre, la femme était incroyablement grande et large d’épaules – mais fine de taille et… plus jeune du tout. Les cheveux noirs mais les tempes argentées, elle arborait deux cicatrices seulement sur son visage d’ébène. Une sur la joue gauche et l’autre sur le front, qui s’étendait jusqu’à son sourcil droit. Pour certains, la valeur était égale au nombre de cicatrices. Aux yeux de Perrin, en avoir peu était un signe de compétence et d’efficience. Dans la brise, il capta l’odeur sereine et confiante de la Seanchanienne.
Très calme, elle laissa son regard errer sur les deux étendards – en s’attardant sur l’Aigle Rouge, avant de revenir sur le Faucon Doré de Mayene. Mais elle se concentra très vite sur Perrin. Impassible, elle ne réagit pas en découvrant ses yeux jaunes, mais une note dure et tranchante se mêla à son odeur. Quand elle vit le lourd marteau de forgeron glissé dans le ceinturon du jeune seigneur, le phénomène s’accentua.
— Voici Perrin t’Bashere Aybara, dit Tallanvor, seigneur de Deux-Rivières et suzerain de la reine Alliandre du Ghealdan.
Selon Tallanvor, les Seanchaniens étaient très à cheval sur le protocole. À dire vrai, Perrin n’aurait pas juré que ce cérémonial n’était pas plutôt lié aux coutumes pompeuses d’Andor. À moins que Tallanvor ait tout inventé, ce gaillard en était bien capable.
— Et voici Berelain sur Paendrag Paeron, Première Dame de Mayene, Bénie de la Lumière et Haute Chaire de la Maison Paeron.
S’inclinant à l’intention de Berelain et Perrin, Tallanvor désigna la Seanchanienne.
— Et voici Tylee Khirgan, générale de bannière et fidèle servante de l’Impératrice. À ses côtés, le capitaine Bakayar Mishima, lui aussi au service de l’Impératrice.
S’inclinant une dernière fois, Tallanvor fit volter son cheval et alla se poster près des porte-étendard. L’air au moins aussi sinistre qu’Aram, il diffusait pourtant une puissante senteur d’espoir.
— Je suis ravie qu’il ne t’ait pas présenté comme le Roi des Loups, mon seigneur, dit Tylee.
Avec l’accent traînant et la façon d’avaler les mots de la Seanchanienne, Perrin dut faire un effort pour comprendre.
— Sinon, j’aurais pensé que l’heure de Tarmon Gai’don avait sonné. Connais-tu les Prophéties du Dragon ? « Quand le Roi des Loups portera le marteau, les derniers jours arriveront. Alors, le renard épousera le corbeau, et les trompettes guerrières souffleront. » Pour ma part, je n’ai jamais compris la seconde phrase. Qu’en penses-tu, noble dame ? « Sur Paendrag », est-ce une façon de dire que tu descends de la lignée Paendrag ?
— Ma famille a pour ancêtre Artur Paendrag Tanreall, oui, répondit Berelain, le menton pointé.
Dans la brise, Perrin sentit une flambée de fierté au milieu des effluves floraux et de la patience.
D’un commun accord, il était établi que Perrin se chargerait des négociations. Jeune et belle dirigeante, Berelain était là pour impressionner les Seanchaniens et ajouter du poids aux propos de Perrin. Mais bien entendu, il aurait été insultant de se dérober à une question directe.
Comme si c’était exactement la réponse qu’elle attendait, Tylee hocha la tête.
— Voilà qui fait de toi une lointaine cousine de la famille impériale… Nul doute que l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement ! – saura t’honorer. Tant que tu ne revendiqueras pas l’Empire d’Aile-de-Faucon, bien entendu…
— Tout ce que je revendique, c’est Mayene, répliqua Berelain, superbe de fierté. Une patrie que je suis prête à défendre jusqu’à mon dernier souffle.
— Je ne suis pas venu pour parler des Prophéties, d’Aile-de-Faucon ou de l’Impératrice, lâcha Perrin.
Pour la deuxième fois en très peu de temps, des couleurs se formèrent dans sa tête, mais il les en chassa. L’heure n’était pas à ces choses-là. Lui, le Roi des Loups ? Si un loup en avait été capable, son vieil ami Sauteur aurait éclaté de rire en entendant ça. En fait, tous les loups du monde auraient bien rigolé. Pourtant, Perrin frissonna. Jusque-là, il ignorait qu’on le mentionnait dans les prophéties. Et son marteau annonçait l’Ultime Bataille ?
Mais rien n’avait d’importance, à part Faile. À n’importe quel prix, il fallait la libérer. Ça passait avant tout.
— Pour cette rencontre, dit Perrin, nous nous étions mis d’accord sur trente hommes par camp. Des deux côtés, la forêt est truffée de soldats seanchaniens.
— Et de partout, elle déborde d’hommes à toi, fit Mishima avec un sourire proche du rictus – l’effet de la balafre qui mordait sur ses lèvres. Sans une kyrielle d’éclaireurs, tu n’aurais pas repéré nos forces…
L’accent de l’officier était encore pire que celui de sa supérieure.
Perrin garda le regard rivé sur Tylee.
— Tant que ces forces seront là, nous risquerons un « accident ». Je ne veux pas de ce genre de chose. Mon seul désir, c’est d’arracher Faile aux griffes des Shaido.
— Comment proposes-tu que nous évitions les « accidents » ? demanda Mishima en jouant distraitement avec ses rênes.
On aurait juré que la question, pour lui, n’avait rien d’urgent. Apparemment, Tylee semblait contente de le laisser parler pendant qu’elle observait les réactions de Perrin.
— Si nous renvoyons nos hommes en premier, sommes-nous censés te faire confiance ? demanda-t-elle pourtant. Et si tu t’y collais, te fierais-tu à nous ? « Dans les hautes sphères, tous les chemins sont pavés de dagues. » Voilà qui ne laisse guère de place à la confiance. Bien entendu, nous pourrions donner en même temps l’ordre à nos forces de se retirer, mais une des parties en présence risquerait de tricher.
Perrin secoua la tête.
— Tu vas devoir me faire confiance, générale de bannière. Je n’ai aucune raison de t’attaquer ou de chercher à te capturer. Même chose pour toi ? Franchement, j’ai l’ombre d’un doute… Détenir la Première Dame de Mayene vaudrait bien une petite félonie…
Berelain eut un petit rire.
Le moment était venu d’utiliser la branche. Pas seulement pour forcer les Seanchaniens à sortir de la forêt les premiers, mais pour les convaincre que Perrin leur proposait une aide dont ils avaient vitalement besoin.
Le jeune seigneur mit la branche à la verticale, devant lui.
— Je suppose que tes soldats sont bons. Même s’ils ont combattu les Trollocs et les Shaido – sans avoir à rougir du résultat –, les miens n’ont rien de militaires.
Saisissant la branche, Perrin la leva au-dessus de sa tête, la partie dénudée vers le haut et bien visible par les deux camps.
— Mais ils ont l’habitude de chasser des lions, des léopards et des lynx qui descendent des montagnes pour décimer nos troupeaux. Dans des forêts très semblables à celle-ci, ils n’ont pas peur non plus des sangliers et des ours.