— Les Asha’man, dit Perrin, ont une façon bien à eux de voyager. Un moyen d’avaler des centaines de lieues en un pas. Pour nous procurer les herbes, ça pourrait être utile.
De son gantelet gauche, il tira une feuille pliée et constellée de taches de graisse.
En la lisant, Tylee arqua démesurément les sourcils.
Perrin se récita le texte qu’il avait mémorisé :
« Le porteur de cette note est sous ma protection. Au nom de l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement ! –, qu’on lui fournisse toute l’assistance dont il aura besoin afin de servir l’Empire. Et qu’on n’en parle à personne, à part moi.
Par son sceau
Perrin n’aurait su dire qui était exactement cette Haute Dame, mais pour rédiger des ordres pareils, elle devait avoir une sacrée place dans la hiérarchie. Au fond, la Fille des Neuf Lunes, c’était peut-être elle…
Après avoir tendu le document à Mishima, Tylee dévisagea Perrin, qui capta de nouveau son odeur puissante et déterminée.
— Des Aes Sedai, des Asha’man, des Matriarches, tes yeux, ce marteau et, maintenant, ce sauf-conduit ! Qui es-tu, Perrin Aybara ?
— Suroth déguisée…, marmonna Mishima entre ses dents.
— Un homme qui veut retrouver sa femme, rappela Perrin. Et qui pour ça est prêt à négocier avec le Ténébreux.
Après avoir dit ça, il évita délibérément de regarder la sul’dam et sa damane. Entre ce qu’il tentait de faire et négocier avec le Ténébreux, la différence semblait mince.
— Alors, générale de bannière, tope là ?
5
Quelque chose… d’étrange
Sur la toile de tente, le vacarme de la pluie qui durait depuis le début de la nuit, presque sans interruption, perdit en intensité alors que Faile, les yeux humblement baissés, approchait du fauteuil de Sevanna – sculpté et doré à outrance, il s’agissait plutôt d’un trône placé au centre des tapis aux couleurs vives qui se chevauchaient sur le sol.
Le printemps était arrivé par surprise. Cela dit, avec tous les braseros éteints, l’air restait mordant.
En s’inclinant bien bas, Faile présenta son plateau en argent torsadé. Sans accorder un regard à la gai’shain, Sevanna prit le gobelet de vin et but une gorgée.
Malgré le désintérêt de l’Aielle, Faile fit une autre révérence puis elle alla reposer le plateau sur le coffre de bois renforcé de cuivre où attendaient une carafe à haut col et trois autres gobelets. Enfin, elle retourna aux côtés des onze autres gai’shain debout sous la tente en toile rouge éclairée par des lampes à déflecteur.
Pour Sevanna, pas de modèle aiel bas et exigu. En matière de confort, elle ne se refusait rien.
Souvent, il était difficile de la considérer comme une Aielle. Ce matin, par exemple, elle savourait sa paresse dans une robe de chambre rouge mal fermée qui dévoilait une bonne moitié de son opulente poitrine – sous une telle avalanche de colliers de perles, d’opales et de rubis que la pudeur en restait plus ou moins sauve. En principe, les Aielles ne portaient pas de bagues. Se fichant des coutumes, Sevanna en arborait au moins une à chaque doigt – du genre chevalière plutôt qu’anneau.
L’épais bandeau d’or et de pierreries qui tenait en place son foulard de soie bleue – lui-même retenant sa luxuriante crinière blonde – faisait irrésistiblement penser à un diadème, voire à une couronne. Bref, on n’aurait rien trouvé d’aiel chez cette personne.
Faile et ses compagnons – six femmes et cinq hommes – avaient été tirés du sommeil en pleine nuit pour former un cercle autour du lit de Sevanna – deux matelas de plume posés l’un sur l’autre – et se tenir prêts à tout si leur maîtresse se réveillait et désirait quelque chose. Au monde, existait-il une reine ou un roi veillé par tant de domestiques ?
Faile lutta pour ne pas bâiller. Avec Sevanna, tous les manquements provoquaient des punitions, et bâiller devait sûrement faire partie du lot.
Les gai’shain devaient être dociles et désireux de plaire. En d’autres termes, on les incitait à pousser l’obséquiosité jusqu’à la reptation. Pourtant fières et promptes à prendre la mouche, Bain et Chiad trouvaient l’exercice facile. Un mystère pour Faile.
Près d’un mois après avoir été attachée nue dans une position qui martyrisait ses articulations, Faile avait subi neuf fois le fouet pour des offenses vénielles que Sevanna considérait comme des crimes majeurs. Ses dernières zébrures n’étant pas encore guéries, l’épouse de Perrin n’avait aucune envie de remettre ça pour une faute d’inattention.
Avec un peu de chance, après cette inoubliable nuit passée à mourir de froid dehors, Sevanna la considérait comme dressée. Sans Rolan et son brasero, Faile ne s’en serait jamais tirée vivante. Cela dit, elle espérait de toute son âme n’être pas le moins du monde « dressée ». Mais à force de faire semblant, il arrivait qu’on devienne pour de bon le personnage qu’on jouait.
Après moins de deux mois de captivité, Faile n’était plus capable de dire depuis quand elle croupissait dans la servilité et la bassesse. Parfois, elle aurait juré porter la tenue blanche depuis largement plus d’un an. Pire encore, il lui arrivait trop souvent de ne plus remarquer le collier qu’elle portait autour du cou et la large ceinture qui ceignait sa taille.
Cette perte de contact avec la réalité l’inquiétait plus que tout le reste. L’espoir, il ne lui restait plus que ça pour ne pas sombrer. Tôt ou tard, elle s’évaderait, ça ne pouvait pas finir autrement. Oui, elle serait libre longtemps avant que Perrin déboule avec l’intention de la sauver.
Pourquoi tardait-il tant, celui-là ? Les Shaido campant à Malden depuis un bout de temps, les retrouver aurait dû être un jeu d’enfant. Pourtant, son mari ne l’avait pas abandonnée, elle en aurait mis sa main au feu. Avant qu’il se fasse tuer en tentant de la libérer, elle devait se débrouiller pour filer. Sinon, un jour, elle aurait dépassé le stade de la soumission feinte pour entrer dans celui de la servilité assumée.
— Thevara, demanda Sevanna, combien de temps encore vas-tu punir Galina Sedai ?
Assise sur un coussin à pompons bleus, juste en face de Sevanna, la Matriarche redressa le dos et pointa le menton.
— Hier soir, l’eau de mon bain était trop chaude. Un manquement de plus. Galina est si amochée que je la fais frapper sur la plante des pieds. C’est douloureux, mais aussi très efficace quand une prisonnière doit rester en relativement bon état.
Depuis que Thevara avait fait entrer Galina sous la tente, Faile s’appliquait à ne pas la regarder. Mais à la mention du nom de l’Aes Sedai, ses yeux s’étaient rivés sur elle de leur propre chef.
Un peu sur le côté, Galina était agenouillée à équidistance des deux Aielles. Trempée jusqu’aux os par une averse nocturne – pendant qu’elle se dirigeait vers la grande tente –, la pauvre n’avait plus de visage, mais une collection de bleus et de contusions. À part sa ceinture et son collier d’or, elle ne portait rien, et les fichus bijoux la faisaient paraître plus nue encore. De ses cheveux et de ses sourcils, il ne restait plus qu’un duvet. Ses autres poils, du cou à la pointe des pieds, avaient été brûlés par le Pouvoir de l’Unique. Et d’après ce qu’on racontait, pour sa première correction, on l’avait suspendue par les chevilles avant de l’utiliser comme un sac de frappe. Pendant des jours, les gai’shain n’avaient parlé que de ça.