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En Galina, seules les initiées capables de reconnaître un visage sans âge dévasté par les coups étaient encore à même de voir une Aes Sedai. Et parmi ces femmes, à l’instar de Faile au début, beaucoup se demandaient ce qu’une sœur fichait dans une tenue de gai’shain. D’accord, le visage collait et elle portait la bague, mais pourquoi une Aes Sedai se serait-elle laissé traiter ainsi par Thevara ?

Faile se posait souvent cette question, sans parvenir à y répondre. Les Aes Sedai étaient connues pour avoir des motivations qu’elles seules comprenaient, mais dans le cas présent, ce semblant d’explication ne tenait pas la route.

Quelle que soit la clé de l’énigme, les yeux écarquillés de Galina semblaient ne pas pouvoir se détourner de Thevara. Folle d’angoisse, elle respirait comme un soufflet de forge.

Sa peur reposait sur de solides motifs. Quiconque passait près de la tente de Thevara, presque à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, risquait fort d’entendre Galina implorer la clémence de sa tourmenteuse.

Cinq jours durant, Faile avait vu l’Aes Sedai arpenter le camp pour accomplir une improbable mission. En haillons et hirsute, elle courait comme une folle, la panique voilant son regard.

Quotidiennement, Thevara ajoutait des zébrures sur les épaules, le dos, les reins et l’arrière des genoux de sa victime. Dès que des cicatrices semblaient vouloir guérir, elle les visait pour les rouvrir. Si impensable que ça parût, Faile avait entendu des Shaido s’indigner du traitement que subissait Galina. Mais bien entendu, personne ne se serait mêlé des affaires d’une Matriarche.

Presque aussi grande que bien des hommes de son peuple, Thevara tira sur son fichu dans un cliquètement de bijoux en or et en ivoire puis regarda Galina à la manière d’un aigle qui vient de repérer une souris.

À côté de ceux de Sevanna, les bijoux de la Matriarche auraient pu être qualifiés de sobres, tout comme son chemisier blanc en algode et sa jupe de laine sombre. Pourtant, des deux, c’était Thevara que Faile redoutait le plus. Si Sevanna la faisait punir pour des broutilles, Thevara, elle, aurait pu la réduire en bouillie histoire de se défouler.

Si la tentative d’évasion échouait, elle ne s’en priverait sûrement pas.

— Tant que son visage restera tuméfié, continua Thevara, ne serait-ce qu’un peu, son âme aussi sera amochée et craintive. Son torse, je ne l’ai pas encore travaillé de face, histoire de pouvoir la châtier pour ses futures transgressions.

Des larmes ruisselant sur ses joues, Galina ne put s’empêcher de trembler.

Faile détourna le regard d’un spectacle révoltant. Si elle parvenait à sortir l’artefact du fief de Sevanna, Galina pourrait-elle encore l’aider à s’évader ? Car elle semblait bel et bien brisée…

Un raisonnement cynique, peut-être, mais pour survivre, une prisonnière devait être avant tout lucide. Pour échapper à son calvaire, Galina irait-elle jusqu’à dénoncer Faile ? Naguère, elle l’en avait menacée, si elle ne parvenait pas à s’approprier le bâton…

Savoir que Faile était la femme de Perrin Aybara intéresserait surtout Sevanna. Mais à son stade de désespoir, Galina était capable de faire n’importe quoi…

Faile implora la Lumière de donner à cette femme la force de résister. Bien entendu, au cas où Galina ne tiendrait pas parole – emmener Faile et ses amies avec elle quand elle partirait –, l’épouse de Perrin avait un plan de secours. Mais si tout se passait comme prévu, ce serait tellement plus sûr et moins dangereux. Pourquoi Perrin n’était-il pas déjà là ? Non, pas de pensées fallacieuses ! Envers et contre tout, il fallait rester concentrée.

— Dans cet état, fit Sevanna, les yeux baissés sur son vin, elle n’est pas du tout impressionnante. Même sa bague ne lui donnerait pas l’air d’être une sœur.

Pour une raison qui dépassait Faile, Sevanna tenait à ce que tout le monde sache que Galina était une sœur. Elle allait même jusqu’à lui donner parfois son titre honorifique.

— Pourquoi es-tu arrivée si tôt, Thevara ? Tu vois bien que je n’ai pas encore mangé. Veux-tu un peu de vin ?

— Non, de l’eau, répondit Thevara, catégorique. Quant à l’heure précoce, le soleil est presque au-dessus de l’horizon. Moi, j’ai pris le petit déjeuner avant qu’il se lève. Tu deviens aussi paresseuse qu’une femme des terres mouillées, Sevanna.

La Domani Lusara, une gai’shain à la lourde poitrine, s’empara de la carafe d’eau pour remplir à la hâte un gobelet. À l’évidence amusée par la tempérance des Matriarches, Sevanna prenait toujours soin d’avoir de l’eau fraîche à leur proposer. Un autre comportement aurait été une insulte que nul ne se serait permis, pas même elle.

Dans sa vie d’avant, la Domani au teint cuivré était une négociante. L’âge mûr depuis longtemps dépassé, elle n’avait pas été sauvée par les cheveux blancs qui commençaient à coloniser sa longue crinière noire. Pour son malheur, Lusara était incroyablement belle et Sevanna « collectionnait » les gai’shain riches, puissants et beaux – en se les appropriant sans vergogne lorsqu’ils appartenaient à quelqu’un d’autre. Considérant l’abondance de gai’shain, personne ne s’en plaignait vraiment…

Après une révérence gracieuse, Lusara présenta son plateau à Thevara. Un parangon de servilité. Mais en revenant à sa place, elle sourit à Faile – un sourire conspirateur, pour ne rien arranger.

Faile ravala un soupir. Sa dernière séance de douleur, elle la devait à un soupir lâché au mauvais moment.

Lusara était une des femmes qui lui avaient juré fidélité ces deux dernières semaines. Après Aravine, Faile s’était efforcée de choisir plus prudemment ses partisanes et ses partisans. Mais rejeter un candidat, c’était courir le risque de fabriquer un traître. Du coup, elle avait beaucoup trop de fidèles, dont un grand nombre ne lui paraissaient pas fiables.

Lusara, en revanche, semblait être digne de confiance. En tout cas, pas du genre à trahir volontairement. Hélas, elle prenait le plan d’évasion pour un jeu qui ne coûterait rien en cas de défaite. Dans sa carrière de négociante, elle avait la même philosophie, gagnant et perdant des fortunes sans y penser. Mais Faile, si elle échouait, n’aurait pas de seconde chance. Même chose pour Alliandre, Maighdin… et Lusara elle-même… Parmi les gai’shain de Sevanna, ceux qui tentaient de fuir étaient ensuite enchaînés jour et nuit, sauf quand ils servaient leur maîtresse ou s’acquittaient d’une corvée.

Thevara but une gorgée d’eau puis posa le gobelet sur le tapis et riva sur Sevanna un regard dur comme l’acier.

— Les Matriarches pensent qu’il est grand temps de partir d’ici, en direction du nord-est. Dans les montagnes, nous trouverons des vallées faciles à défendre. Même avec les gai’shain qui nous ralentissent, nous y serons en deux semaines. Ici, nous sommes vulnérables de tous les côtés, et pour trouver des vivres, nous devons aller de plus en plus loin.

Sevanna soutint le regard de Thevara sans ciller une seule fois. Un exploit dont Faile doutait d’être capable. Quand les autres Matriarches se rassemblaient sans elle, ça agaçait la dirigeante « provisoire » du clan Jumai. En principe, elle se vengeait sur ses gai’shain, mais là, elle se contenta de sourire et de boire une gorgée de vin.

— Ici, fit-elle sur le ton de quelqu’un qui s’adresse à un déficient mental, le sol est fertile et nous pouvons ajouter aux nôtres les graines de Malden. Dans les montagnes, qui peut dire comment sera la terre ? D’autre part, nos maraudeurs nous ramènent des vaches, des moutons et des chèvres. Ici, les bons pâturages abondent. Combien y en a-t-il dans les montagnes, Thevara ?