» Ici, nous avons plus d’eau qu’aucun clan n’en a jamais eu. Sais-tu ce qu’il en serait dans tes montagnes ? Quant aux considérations défensives, quelle est leur pertinence ? Ici, qui nous attaquerait ? Les pleutres des terres mouillées filent dès qu’ils voient la pointe d’une de nos lances.
— Tous ne filent pas, rappela Thevara. Certains savent même danser avec les lances, et ils s’en sortent très bien. Imagine que Rand al’Thor nous fasse assiéger par une des autres tribus qui s’opposent à nous ? Nous n’en aurions pas conscience avant qu’il soit trop tard.
Incongrûment, Thevara sourit – mais avec de la glace dans les yeux.
— On murmure que ton plan est de te faire capturer pour devenir une des gai’shain d’al’Thor. Tout ça pour le contraindre à t’épouser. Une idée désopilante, non ?
L’épouse de Perrin ne put s’empêcher de tressaillir. Le plan farfelu de Sevanna visant à épouser Rand – pour croire en une chose pareille, il fallait être dérangée – affaiblissait la position de Faile face à Galina. Si l’Aielle ignorait que Perrin était lié au Dragon Réincarné, Galina était en mesure de le lui apprendre. Dans le même ordre d’idées, si Faile ne parvenait pas à mettre la main sur le fichu bâton, Galina finirait tôt ou tard par la dénoncer. À ce stade, Sevanna ne pouvait pas risquer de perdre un atout précieux. Et pour défendre son « bien », elle était prête à tout. Si Faile se faisait prendre lors d’une tentative d’évasion, elle finirait avec des fers aux pieds.
Sevanna ne trouva rien de « désopilant » dans la tirade de Thevara.
— Qui murmure ça ? Qui ?
Thevara reprit son gobelet et but une nouvelle gorgée d’eau. Comprenant qu’elle n’obtiendrait aucune réponse, Sevanna se cala au dossier de son trône et tira sur les plis de sa robe de chambre. Du feu crépitant toujours dans ses yeux d’émeraude, elle parla d’un ton plus dur que la pierre :
— J’épouserai Rand al’Thor, Thevara ! Je le tenais presque, mais les autres Matriarches et toi, vous m’avez trahie. J’épouserai cet homme, j’unifierai les tribus, et nous soumettrons toutes les terres mouillées.
Au-dessus du bord de son gobelet, Thevara eut un rictus.
— Le Car’a’carn, Sevanna, c’était Couladin ! Je n’ai pas débusqué les Matriarches qui l’ont autorisé à aller à Rhuidean, mais ça ne tardera plus. Rand al’Thor est la créature des Aes Sedai. Ce sont elles qui lui ont soufflé son discours d’Alcair Dal, et ce fut un moment terrible pour les Aiels. Un jour noir où il révéla des secrets que peu d’entre nous sont assez forts pour supporter. Remercie le ciel que la plupart des nôtres aient cru qu’il mentait.
» Mais j’oubliais : tu n’es jamais allée à Rhuidean. Donc, tu as gobé les mensonges de cet homme.
Des gai’shain entrèrent sous la tente. Leur tenue blanche gorgée de pluie, ils attendirent d’être au sec pour cesser d’en remonter l’ourlet. Tous porteurs du collier et de la ceinture d’or, ils laissaient des traces de gadoue sur leur passage. Plus tard, quand elles auraient séché, ils devraient les éliminer, mais en termes de transgressions, avoir souillé sa robe ou sa tunique blanche était beaucoup plus grave. Sevanna voulait que ses gai’shain soient impeccables dès qu’ils se présentaient devant elle.
Comme on aurait pu le prévoir, les deux Aielles n’accordèrent aucune importance aux nouveaux venus.
De toute façon, Sevanna semblait abasourdie par les derniers propos de Thevara.
— En quoi ça t’intéresse, qui a donné la permission à Couladin ? Bah, au fond, ça n’a aucune importance. Donc, passons à autre chose… Couladin est mort et Rand al’Thor porte les marques. Qu’importe la manière dont il les a obtenues ! Ce garçon, je l’épouserai, et je tirerai ses ficelles comme celles d’une marionnette. Si les Aes Sedai peuvent le contrôler – et j’en ai vu qui le manipulaient comme un bébé –, pourquoi en serais-je incapable ? Avec un peu d’aide de ta part, j’y arriverai. Et tu m’assisteras ! Tu reconnais qu’unifier les tribus est une tâche salvatrice, et tant pis pour la façon dont on s’y prend ! Tu as essayé, un jour…
Sous une phrase banale, une menace des plus explicites.
— En un clin d’œil, les Shaido deviendront la tribu la plus puissante de toutes.
Abaissant leur capuche, les nouveaux gai’shain se répartirent en silence sous la tente. Neuf hommes et trois femmes, l’une d’elles étant Maighdin. Depuis que Thevara l’avait trouvée sous la tente des Matriarches, la captive aux cheveux dorés affichait une expression sinistre. Quoi que l’Aielle lui ait fait, tout en Maighdin criait qu’elle avait envie de la tuer de ses mains. Cela dit, ces derniers temps, il lui arrivait de gémir dans son sommeil…
Thevara garda pour elle ce qu’elle pensait au sujet de l’unification des tribus.
— Très peu de Shaido sont pour la prolongation de notre séjour ici… Chaque matin, beaucoup de chefs de clan appuient sur le cercle rouge de leur nar’baha. Je te conseille vraiment d’écouter les Matriarches.
Nar’baha ? La traduction aurait dû être « boîte à gogos », ou quelque chose dans le genre. Mais qu’est-ce que c’était ? Dès qu’elles en trouvaient le temps, Bain et Chiad continuaient à initier Faile à la culture aielle, et elles n’avaient jamais mentionné cet artefact – si c’en était un.
Maighdin vint se placer à côté de Lusara. Appelé Doirmanes, un Cairhienien élancé se campa près de Faile. Très jeune et très beau, il se mordait nerveusement la lèvre inférieure. S’il apprenait l’existence des serments d’allégeance, il faudrait l’éliminer. Sinon, Sevanna serait prévenue dans la minute suivante.
— Nous resterons ici ! rugit Sevanna en projetant son gobelet sur le précieux tapis. Je remplace le chef de tribu, et je viens de parler !
— Tu viens de parler, oui, admit Thevara, très calme. Bendhuin, le chef du clan des Sels Verts, a reçu la permission d’aller à Rhuidean. Il est parti il y a cinq jours, avec vingt de ses guerriers et quatre Matriarches en guise de témoins.
Dès que chaque gai’shain eut son remplaçant à côté de lui, tous ceux du groupe de Faile relevèrent leur capuche et, rasant la toile de tente, se dirigèrent vers le rabat en relevant jusqu’aux genoux le bas de leur tenue. À force, Faile ne se souciait plus de dévoiler ainsi ses jambes.
— Il veut prendre ma place et il ne m’en a pas informée ?
— Pas ta place, Sevanna, mais celle de Couladin. Étant sa veuve, tu parles comme une dirigeante, mais ça cessera lorsqu’un nouveau chef reviendra de Rhuidean. En fait, tu n’as jamais commandé les Shaido !
Faile émergea sous le crachin d’un début de matinée maussade. En se refermant, le rabat l’empêcha d’entendre la réponse de Sevanna. Que se passait-il entre les deux Aielles ? Parfois, comme aujourd’hui, elles semblaient s’opposer, mais à d’autres occasions, on eût dit des conspiratrices unies à contrecœur par un secret qui les gênait toutes les deux. À moins que ce soit leur lien en soi qui les trouble… La réponse à cette question ne risquant pas d’aider Faile à s’évader, tout ça était très secondaire. Mais les énigmes, depuis toujours, excitaient l’épouse de Perrin.
Six Promises se tenaient devant la tente. Leur voile abaissé, elles avaient glissé leurs lances dans le harnais de l’étui à arc accroché entre leurs omoplates. Bain et Chiad ne cachaient pas le mépris que leur inspirait Sevanna. D’abord parce qu’il était inconvenant d’avoir des Promises comme gardes d’honneur quand on n’en avait pas été une, ensuite parce qu’il était pitoyable de faire surveiller ainsi sa tente. Pourtant, il n’y avait jamais moins de six guerrières à ce poste, de jour comme de nuit.