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— File travailler, ma fille ! lâcha-t-elle sèchement.

Relevant l’ourlet de sa jupe, elle partit à la vitesse du vent sans se soucier de la boue qu’elle projetait autour d’elle.

Les enfants n’étaient plus en vue, mais Faile les entendaient pleurer sous les tentes. Quant aux chiens, la queue entre les pattes, ils couinaient de détresse.

Dans les rues, les gens se palpaient eux-mêmes ou touchaient d’autres passants pour s’assurer de leur réalité. À cet instant, entre les Shaido et leurs gai’shain, plus de différence.

Faile frappa dans ses mains. Oui, bien entendu qu’elle avait toujours de la substance. L’impression de se transformer en brume n’avait été que ça, une impression. Comment aurait-il pu en être autrement ? Soulevant de nouveau sa robe pour ne pas la souiller encore plus, elle reprit son chemin, et ne tarda pas à courir, indifférente à la boue qu’elle projetait sur les autres ou sur elle.

Si une quatrième vague déferlait, fuir ne servirait à rien, et elle le savait. Pourtant, elle battit tous les records de vitesse.

Disposées le long de la haute muraille d’enceinte de Malden, les tentes des gai’shain se révélaient aussi dépareillées que dans le reste du camp. Mais ici, la plupart étaient très petites. Dans celle de Faile, prévue pour deux personnes pas trop à cheval sur le confort, la femme de Perrin cohabitait avec Alliandre, Maighdin et une ancienne noble du Cairhien nommée Dairaine : une vipère qui se gagnait les faveurs de Sevanna en racontant les pires horreurs sur les autres gai’shain. Sa présence compliquait les choses, mais il n’y avait rien à faire, à part la tuer, et Faile refusait qu’on en arrive là tant qu’elle ne serait pas une véritable menace.

Par des nuits glaciales, les captives en quête de chaleur dormaient serrées les unes contre les autres.

Quand Faile entra, il faisait noir sous la tente. L’huile et les bougies étant rares, on n’en gaspillait pas pour les gai’shain. Seule Alliandre était là. Allongée sur le ventre, les fesses couvertes d’un cataplasme, elle récupérait. Au moins, les Matriarches dispensaient leurs baumes et leurs onguents aux Shaido et à leurs esclaves.

La veille, Alliandre, qui n’était coupable de rien, avait été désignée comme une des cinq gai’shain les plus négligentes avec Sevanna. Pendant sa punition, elle s’était très bien comportée, contrairement à certains – par exemple, Doirmanes, qui avait éclaté en sanglots avant le premier coup.

Courage ou pas, Alliandre entrait dans cette sinistre sélection tous les trois ou quatre jours. Sans doute parce que être une reine ne vous apprenait pas à en servir une autre. Cela dit, Maighdin avait droit à des coups à peu près à la même fréquence. Pourtant, elle était une servante professionnelle. Pas très douée, mais quand même… Faile, quant à elle, avait été « élue » une seule fois.

Sans faire un geste pour se couvrir – la preuve de sa déchéance morale –, Alliandre se redressa sur les coudes. Au moins, elle s’était brossé les cheveux. Si elle oubliait un jour, ce serait la preuve qu’elle avait touché le fond.

— T’est-il arrivé quelque chose d’étrange ? demanda-t-elle, toujours sous le choc.

— Et comment ! répondit Faile, toujours figée dans l’entrée de la tente. J’ignore ce que c’était, même Meira n’a pas été capable de le dire. Selon moi, ce n’était pas l’œuvre d’une Matriarche. Quoi qu’il en soit, ça ne nous a pas fait de mal… (Bien entendu que ça ne leur avait pas nui – voyons, c’était évident.) Et ça ne change rien à nos plans.

En bâillant, Faile défit la boucle de sa large ceinture, puis la retira et la laisser tomber sur ses couvertures. Enfin, elle tira sur sa robe blanche pour la faire passer par-dessus sa tête.

Alliandre posa la tête sur le dos de ses mains et éclata en sanglots.

— Nous ne nous évaderons jamais, gémit-elle. Et ce soir, je serai encore châtiée. On me fera mal chaque jour, jusqu’à la fin de ma vie…

Avec un soupir, Faile laissa retomber sa robe le long de son corps et s’agenouilla pour caresser les cheveux de sa vassale. Qu’on soit en haut ou en bas de l’échelle, les responsabilités restaient écrasantes.

— J’ai les mêmes terreurs, de temps en temps, reconnut-elle. Mais je refuse de les laisser me dominer. Je m’évaderai ! Nous le ferons ensemble. Tu dois garder courage, Alliandre. Je connais ta bravoure. Confrontée à Masema, tu n’as pas paniqué. Tu peux tenir le coup, si tu t’accroches !

Aravine passa la tête par le rabat. Boulotte et ordinaire, c’était pourtant une noble, Faile en aurait mis sa tête à couper – même si sa « fidèle » n’évoquait jamais le sujet. Malgré la pénombre, l’épouse de Perrin vit que l’intruse rayonnait.

Elle aussi portait le collier et la ceinture des gai’shain de Sevanna.

— Ma dame, Alvon et son fils ont quelque chose pour toi.

— Ils devront attendre quelques minutes, répondit Faile.

Alliandre ne pleurait plus, mais elle restait prostrée.

— Ma dame, pour ça, vous ne voudriez pas attendre…

Faile en eut le souffle coupé. Était-ce ce qu’elle croyait ? Ç’aurait été trop beau…

— Je peux me ressaisir, dit Alliandre en levant la tête pour regarder Aravine. Si Alvon est venu avec ce que j’espère, je serai capable de rester calme sous la torture.

Être vue dehors sans les symboles de son appartenance valant une punition presque aussi sévère que pour une tentative d’évasion, Faile récupéra sa ceinture et sortit en trombe de la tente. Même si le crachin s’était transformé en brouillard, elle releva sa capuche, car l’air restait frais.

Trapu, Alvon était bien plus petit que son fils Theril, un jeune homme très mince. L’un comme l’autre, ils portaient une tunique presque blanche taillée dans de la toile de tente et maculée de boue. Fils aîné d’Alvon, Theril n’avait que quatorze ans, mais les Shaido avaient refusé de le croire à cause de sa taille, égale à celle de bien des gaillards adultes. Faile, elle, se fiait à Alvon depuis le début. Parmi les gai’shain, son fils et lui étaient des légendes. Trois tentatives d’évasion, et les deux dernières fois, les Shaido avaient dû chercher plus longtemps pour les rattraper.

Malgré des punitions de plus en plus féroces, ils avaient juré allégeance à Faile… et travaillaient à un quatrième plan de fuite, afin d’aller retrouver le reste de leur famille.

Aucun d’eux n’avait jamais souri en présence de Faile. Jusqu’à aujourd’hui, où ils montraient leurs dents d’abondance.

— Qu’avez-vous pour moi ? demanda Faile en bouclant à la hâte sa ceinture.

À force de bondir dans sa poitrine, elle redoutait que son cœur finisse par en sortir.

— Tout le mérite en revient à Theril, ma dame… (Bûcheron de son état, Alvon avait un accent à couper au couteau, comme bien des Amadiciens.) Il se baladait, juste comme ça, et il n’y avait personne alentour… Du coup, il est entré sous la tente de… Montre à la dame, Theril.

Maladroitement, Theril glissa une main dans sa large manche – en général, les tuniques longues y avaient des poches cousues à l’intérieur – et en tira un bâton couleur ivoire d’un peu plus d’un pied de long et du même diamètre que son poignet.

Après avoir regardé partout et constaté que personne ne les observait, Faile prit l’artefact et le glissa dans sa propre manche, également munie d’une poche – juste assez longue pour que le bâton y tienne, mais à présent qu’elle l’avait, il n’était pas question qu’elle le perde. Lisse comme du verre, l’objet était plus froid au toucher que l’air glacial. Un angreal ou un ter’angreal ? C’était possible, et ça aurait expliqué pourquoi Galina convoitait tellement ce bâton. Mais dans ce cas, pourquoi ne s’en était-elle pas emparée elle-même ?