La main dans sa manche, Faile serra très fort son trésor. Galina n’était plus une menace. À partir de cet instant, elle incarnait le salut.
— Alvon, tu as conscience que Galina ne pourra peut-être pas vous emmener lorsqu’elle partira ? Sa promesse concerne seulement ma personne et les femmes capturées en même temps que moi. Cela dit, j’ai juré à tous mes fidèles de trouver un moyen de les libérer. Si je peux sauver tous les gai’shain, je le ferai, mais vous êtes prioritaires. Au nom de la Lumière, et sur mon espoir de salut et de résurrection, je le jure !
Faile ignorait comment honorer sa promesse – sauf à demander à son père de lui prêter une armée –, mais elle comptait bien tenir parole.
Le bûcheron faillit cracher sur le sol, mais il se ravisa, regarda Faile et s’empourpra.
— Votre Galina n’aidera personne, ma dame. Elle prétend être une Aes Sedai, mais en réalité, c’est le souffre-douleur de Thevara, qui ne la laissera jamais partir. Quoi qu’il en soit, je sais que vous reviendrez nous tirer de là, si nous vous aidons à fuir. Inutile de prêter serment ! Vos consignes étaient de voler ce bâton si une occasion sans risque se présentait, et Theril a fait ce qu’il fallait. Il n’y a rien de plus à dire.
— Je veux recouvrer ma liberté, dit soudain Theril. Mais si tout le monde finit par s’évader, alors, nous aurons vaincu ces chiens !
L’air surpris d’avoir tant parlé, le fils d’Alvon rougit comme une pivoine. Le front plissé, son père l’approuva du chef.
— Très bien dit ! s’écria Faile. Mais j’ai juré, et je tiendrai parole. Ton père et toi…
La femme de Perrin s’interrompit. Une main posée sur son bras, Aravine regardait par-delà son épaule, et son sourire avait tourné à l’aigre.
Faile tourna la tête et vit ce qui effrayait sa compagne. Près de sa tente, Rolan l’attendait. Faisant une bonne tête de plus que Perrin, il portait son shoufa enroulé autour du cou, et son voile noir pendait sur sa poitrine. Sous ses courts cheveux roux luisant d’humidité, des gouttelettes ruisselaient sur son front. Depuis quand était-il là ? Très peu, sinon, Aravine l’aurait repéré plus tôt. Pour un géant, il n’y avait guère de cachettes dans les environs de la petite tente.
Alvon et Theril se ramassèrent sur eux-mêmes comme s’ils envisageaient d’attaquer le Mera’din. Une très mauvaise idée, ça. Des souris qui s’en prennent à un chat, comme disait Perrin, ça ne mène jamais loin.
— Retourne à ton travail, Alvon, dit Faile. Toi aussi, Aravine.
Alvon et Aravine eurent la subtilité de ne pas saluer Faile avant de s’éloigner, non sans jeter des regards inquiets à Rolan. Theril, lui, manqua porter une main à son front, mais il se reprit et, de plus en plus rouge, emboîta le pas à son père.
Sans hâte, Rolan vint se camper devant Faile. Très bizarrement, il tenait dans son énorme poing un petit bouquet de fleurs sauvages jaunes et bleues.
Faile pensa au bâton qu’elle cachait dans sa manche. Où le mettrait-elle en sécurité ? Quand elle découvrirait le vol, Thevara ferait fouiller le camp deux fois plutôt qu’une.
— Tu dois être prudente, Faile Bashere, dit Rolan avec un sourire.
Alliandre le qualifiait de « presque beau garçon », mais selon Faile, elle se trompait. Ses yeux bleus et son sourire faisaient oublier d’éventuelles imperfections.
— Ce que tu mijotes est dangereux, et je ne serai peut-être plus là très longtemps pour te protéger.
— Dangereux ? répéta Faile avec un frisson glacé. Que veux-tu dire ? Et où vas-tu aller ?
À l’idée de perdre son protecteur, elle sentit son estomac se retourner. Peu de femmes des terres mouillées avaient échappé aux « assiduités » des Shaido. Sans lui…
— Certains d’entre nous songent à retourner dans le Désert… (Le sourire s’effaça.) Nous ne pouvons pas suivre un faux Car’a’carn, originaire des terres mouillées, qui plus est. Mais on nous autorisera peut-être à vivre en paix sur notre terre natale. Nous y pensons vraiment. Le mal du pays est puissant, et les Shaido nous dégoûtent.
Dès que Rolan la lâcherait, Faile devrait trouver une bonne cachette. Coûte que coûte.
— Et que fais-je donc de dangereux ?
Une question posée sur un ton léger qui n’aurait trompé personne. Sans Rolan, qu’allait-elle devenir ?
— Faile Bashere, même quand ils n’ont pas bu, ces Shaido sont aveugles.
Abaissant la capuche de Faile, Rolan piqua dans ses cheveux une très jolie fleur des bois.
— Les Mera’din, eux, ouvrent toujours les yeux. (Une autre fleur vint faire le pendant de la première, sur la tempe opposée de Faile.) Ces derniers temps, tu t’es fait beaucoup d’amis, et tu prévois de t’enfuir avec eux. Un plan courageux mais très risqué.
— Tu vas prévenir les Matriarches ? Sevanna, peut-être.
Faile s’étonna de son équanimité, alors qu’elle tremblait comme une feuille à l’intérieur de son corps.
— Pourquoi le ferais-je ? demanda Rolan en ajoutant une troisième fleur à son œuvre. Jhoradin compte emmener avec lui Lacile Aldorwin, et tant pis si elle est une tueuse d’arbre. Il pense pouvoir la convaincre de tresser pour lui une couronne de mariage afin de la déposer à ses pieds.
Lacile s’était procuré un protecteur en se glissant sous les couvertures du Mera’din qui l’avait capturée. Arrela avait fait de même avec une des Promises qui s’étaient emparées d’elle. Cela dit, Faile doutait que Jhoradin obtiendrait ce qu’il désirait, car ces deux femmes comptaient parmi les plus déterminées à s’évader.
— Et en y réfléchissant, je pourrais bien te prendre avec moi, si ça se fait…
Les cheveux de plus en plus gorgés d’eau, Faile leva les yeux vers son protecteur.
— Pour aller dans ton désert ? J’aime mon mari, je te l’ai dit, et c’est la vérité.
— Je sais, fit Rolan sans cesser d’ajouter des fleurs. Mais pour l’instant, tu portes encore du blanc, et ce qui arrive quand on est ainsi vêtu n’a jamais existé ensuite. Ton mari ne pourra rien te reprocher. En outre, si nous partons, je te libérerai dès que nous passerons près d’une ville des terres mouillées. Je n’aurais jamais dû faire de toi une gai’shain… Avec le collier et la ceinture, tu auras assez d’or pour rejoindre ton époux en toute sécurité.
Faile en resta bouche bée. Puis, à sa grande surprise, son poing s’abattit sur le torse du géant. Les gai’shain n’avaient jamais le droit de se montrer violents, mais Rolan se contenta de sourire.
— Espèce de… ! s’écria Faile. (Elle frappa de nouveau.) Je n’arrive pas à trouver un mot assez ordurier ! Tu m’as fait croire que tu m’abandonnerais au milieu des Shaido, alors que tu as de tout temps prévu de m’aider à fuir.
Nonchalamment, Rolan bloqua le poignet de Faile dans un de ses battoirs.
— Si nous partons, Faile Bashere ! (Il éclata de rire.) Rien n’est décidé. De toute façon, un homme ne peut pas laisser penser à une femme qu’il est trop passionné.
Faile se surprit une nouvelle fois elle-même. Ce coup-ci, en éclatant en même temps de rire et en sanglots – si violemment qu’elle dut s’appuyer à Rolan pour ne pas tomber. Ce maudit sens de l’humour des Aiels !
— Tu es très belle avec des fleurs dans les cheveux, Faile Bashere, murmura Rolan en continuant son œuvre. Même remarque quand tu n’en as pas… Et pour le moment, tu portes encore du blanc…
Lumière ! Faile avait enfin le bâton, glacial contre son bras, mais elle ne pourrait pas le remettre à Galina tant que Thevara ne la laisserait pas de nouveau aller et venir librement. Et si ça arrivait, rien ne garantissait que l’Aes Sedai, désespérée, ne finirait pas par la trahir.