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Quatre contorsionnistes très légèrement vêtues – un collant attaché aux chevilles et des chemisiers assez fins pour ne rien laisser à l’imagination – arrachèrent une grimace à Mat. Tandis que deux de ces femmes se tenaient sur la tête, des couvertures les protégeant un peu du sol dur et froid, deux autres faisaient tellement de nœuds à leur corps qu’on devait craindre de ne jamais pouvoir les défaire. Ces femmes avaient-elles une colonne vertébrale en fil de fer et des membres à ressorts ?

Près de la roulotte verte qu’il partageait avec sa femme, Petra le colosse se réveillait en soulevant d’une main des haltères que Mat doutait de pouvoir manier en y mettant les deux. Les biceps plus gros que les cuisses du jeune flambeur, Petra ne transpirait pas le moins du monde.

En ligne devant le marchepied de la roulotte, les petits chiens de Clarine, la queue battant l’air, attendaient impatiemment leur dresseuse. Contrairement aux ours de Latelle, les cabots de Clarine ne ménageaient pas leurs efforts pour la faire sourire.

Quand les dés s’entrechoquaient dans sa tête, Mat était toujours tenté d’attendre que ça passe en s’asseyant dans un coin tranquille où rien ne pouvait arriver. Alors qu’il aurait volontiers suivi un moment les évolutions des acrobates – des beautés presque aussi peu vêtues que les contorsionnistes –, il se résigna à prendre le chemin de Jurador, distante d’un peu plus d’un quart de lieue. Sur la route, il observa attentivement tous les passants. Dans la cité, il espérait pouvoir faire un achat…

Délimité par une corde qui courait le long de la paroi de toile de la ménagerie, un large couloir était déjà pris d’assaut par les spectateurs. Luca devait bicher, car d’autres candidats arrivaient toujours. Sur les robes des femmes et sur les vestes courtes des hommes, Mat nota la quasi-absence d’ornements. Sur la route, quelques charrettes à larges roues tirées par un cheval ou un bœuf se dirigeaient déjà vers la ville. Dans le lointain, sur les collines qui se dressaient derrière la cité, des silhouettes allaient et venaient au milieu des bassins d’évaporation et des moulins à vent qui récupéraient le sel.

Après avoir franchi les portes de la ville, une caravane de chariots bâchés – vingt véhicules, tous tirés par un attelage de six chevaux – se mit en chemin dans la direction de Mat. Sur le banc du chariot de tête, à côté du conducteur, une négociante paradait dans un manteau vert brillant.

Un vol de corbeaux passa en croassant. Les sangs glacés, Mat écarquilla les yeux, mais personne ne se volatilisa sans crier gare. D’ailleurs, pour autant qu’il pouvait voir, tous les quidams du coin avaient une très belle ombre.

Aujourd’hui, pas de morts ambulants… Cela dit, la veille, c’était bien ce qu’il avait vu.

À coup sûr, des morts qui marchent n’étaient pas un augure encourageant. Sauf miracle peu probable, il y avait un lien entre les cadavres baladeurs, Tarmon Gai’don et ce bon vieux Rand.

Comme d’habitude, à l’évocation de son vieil ami, des couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Mat. Puis une vision fugitive lui fit découvrir Rand et Min. Debout près d’un grand lit, ils s’embrassaient passionnément.

Le jeune flambeur faillit s’emmêler les pinceaux et s’étaler. Par le sang et les cendres, ces coquins n’arboraient pas l’ombre d’un vêtement ! Dans le plus simple appareil, tous les deux !

À l’avenir, Mat redoublerait de prudence quand il lui prendrait l’idée de penser à Rand.

Les couleurs revinrent et d’autres images défilèrent. Titubant de nouveau, Mat songea qu’on pouvait voir bien pire qu’un baiser, si peu innocent fût-il.

Oui, par la Lumière, il allait devoir être très prudent.

Appuyés à leur hallebarde, les deux soldats qui flanquaient la porte cloutée de fer étudièrent le jeune flambeur d’un œil soupçonneux. En plastron blanc et casque conique à crête en crin de cheval, ces types devaient croire que le visiteur, pour trébucher ainsi, était rond comme une queue de pelle. Le salut rassurant dont Mat les gratifia ne les incita pas à se dérider. Dans ce contexte, un bon coup de gnôle n’aurait pas été de trop.

Par bonheur, les sentinelles se contentèrent de le laisser passer. Les ivrognes étaient des fauteurs de troubles – en particulier les soiffards matinaux –, sauf ceux qui portaient des habits de qualité, sans rien de flamboyant, mais d’une bonne coupe et taillés dans de l’excellente soie. En d’autres termes, un type aux poignets ornés d’un peu de dentelle n’était déjà plus tout à fait un pochtron comme les autres.

Dès potron-minet, les rues pavées de Jurador étaient atrocement bruyantes. Leur marchandise exposée sur une brouette ou sur le plateau accroché à leur cou, les colporteurs ajoutaient leurs cris à ceux des commerçants campés derrière leur étal. Pour ponctuer ces beuglements, des tonneliers abattaient leur masse sur les cercles de cuivre servant à renforcer les tonneaux indispensables au transport du sel. Cerise sur le gâteau, le fracas des métiers à tisser des fabricants de tapis achevait de percer les tympans les plus résistants. Dans ce vacarme, le claquement des marteaux de forgeron et les échos de musique – jour et nuit il en montait des tavernes et des auberges – seraient presque passés inaperçus.

Royaume du joyeux désordre, Jurador avait été construite un peu au hasard, les immeubles d’habitation et les auberges jouxtant les tavernes et les étables. Mais avec ses bâtiments de pierre aux toits de tuile rouge, c’était aussi une ville solide qui ne s’en laissait pas conter en matière de cambriole. Au rez-de-chaussée, presque toutes les fenêtres des bâtiments étaient protégées par des barreaux. Pour les demeures des nantis – des marchands de sel, en grande majorité –, il en allait de même à tous les étages.

La musique qui sourdait des auberges et des tavernes réveilla la vieille passion de Mat pour le jeu. Dans ces établissements, de sacrées parties d’argent devaient être en cours. En tendant l’oreille, le jeune flambeur crut capter le son caractéristique de dés qui roulent sur une surface dure. Depuis quand n’avait-il plus entendu ça ailleurs que dans sa tête ? Mais il n’était pas venu pour jouer.

N’ayant toujours pas pris de petit déjeuner, il approcha d’une bonne femme toute ridée. À en croire ses cris, ses tourtes contenaient la meilleure viande de bœuf jamais vendue en Altara. Prêt à croire la brave dame, Mat lui tendit les pièces de cuivre qu’elle exigeait.

Des bœufs, Mat n’en avait jamais vu dans les pâturages des environs. Des moutons et des chèvres, oui, mais… Hum, dans toutes les villes, quand on achetait une tourte à un vendeur à la sauvette, il valait mieux ne pas chercher à savoir de quoi elle était fourrée.

De plus, il pouvait y avoir des bovins, dans quelques fermes assez éloignées…

C’était possible, oui…

Quoi qu’il en soit, la tourte se révéla exquise et encore chaude – un miracle, avec ce genre de produits achetés dans les rues.

Dans la foule, Mat avança en dévorant sa tourte et en s’essuyant le menton, abondamment souillé de gras.

Multipliant les contorsions, il fit son possible pour ne bousculer personne. En Altara, les gens étaient très susceptibles.

À Jurador, une cité prospère, on pouvait estimer la position sociale des gens à la seule vue des broderies qui rehaussaient les vestes, les robes et les manteaux. De loin, avant de pouvoir distinguer la soie de la laine, ces fantaisies étaient un indicateur qui ne trompait pas. Si les plus riches négociantes portaient sur leur visage cuivré un voile transparent – ingénieusement tenu grâce aux peignes d’argent piqués dans leurs tresses –, la plupart des hommes et des femmes, qu’ils soient des magnats du commerce du sel ou de vulgaires vendeurs à la sauvette, arboraient à la ceinture un long couteau à la lame incurvée. Comme s’ils brûlaient d’en découdre, quelques excités serraient convulsivement le manche de leur arme.