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Par principe, Mat évitait les conflits. Hélas, dans ce domaine, sa chance le laissait beaucoup trop souvent tomber. Sans doute parce que sa nature de ta’veren plombait ses probabilités de réussir.

Jusque-là, les dés n’avaient jamais signalé à Mat une bagarre – une bataille, oui, mais pas en pleine rue –, une raison de plus de regarder attentivement où il mettait les pieds.

Cette prudence ne lui servirait à rien, bien entendu. Quand les dés s’arrêtaient, ils s’arrêtaient, et voilà tout. Mais pourquoi prendre des risques insensés ? Le risque, ce n’était pas son truc – sauf quand il flambait, mais là, il ne courait aucun danger, malgré les apparences.

Devant une armurerie dont l’étal proposait des épées et des dagues jalousement surveillées par un colosse aux phalanges écorchées et au nez cassé plus souvent qu’à son tour, Mat remarqua un tonneau plein de cannes de marche et de bâtons de combat.

Un gourdin accroché à sa hanche gauche – le pendant du couteau qui brillait sur la droite –, l’homme clamait à qui voulait l’entendre que les armes exposées venaient directement d’Andor. Une référence incontournable… Du coup, tous les vendeurs qui ne fabriquaient pas leurs propres pièces prétendaient qu’elles venaient d’Andor, de la lisière de la Flétrissure ou de Tear. Et Tear, toute blague à part, produisait un acier d’exception.

Au grand ravissement de Mat, dans le tonneau d’exposition, il repéra du premier coup d’œil un fin bâton en if noir qui le dépassait d’une bonne tête. Sortant sa trouvaille du tonneau, il éprouva le grain d’un pouce presque caressant. C’était bien de l’if noir, dont le grain très spécial conférait aux arcs une puissance jamais vue jusque-là. Le double de la normale, pour être précis.

Avant d’avoir éliminé les excès de matière, on ne pouvait pas être catégorique sur la qualité d’un bâton. Cela dit, celui-ci semblait plus qu’excellent. Mais l’if noir aurait dû être absent dans le sud de l’Altara. Mat aurait même juré que ce bois rare poussait exclusivement à Deux-Rivières.

Quand la propriétaire de la boutique approcha, des oiseaux aux plumes scintillantes brodés sur la poitrine, puis entreprit de vanter la qualité de ses épées, le jeune homme ne la laissa pas développer :

— Maîtresse, combien pour ce bâton noir ?

La femme cligna des yeux, surprise qu’un homme plus élégant que la moyenne se prenne de passion pour une curiosité et demande son prix au lieu de marchander à partir d’une offre de départ volontairement basse.

Cillant de nouveau, la commerçante donna son prix puis sembla se demander si elle n’aurait pas dû mettre la barre plus haut.

Une bonne question. Pour la matière première d’un arc long de Deux-Rivières, Mat avait prévu de payer beaucoup plus cher.

Son emplette sur l’épaule, il sortit de l’armurerie, finit de dévorer sa tourte et essuya sa main gauche sur sa veste.

Mais il n’était pas ici pour s’empiffrer, pour acheter un arc en devenir ou pour jouer. Son véritable centre d’intérêt, c’étaient les écuries.

Même chez les loueurs de chevaux, on proposait toujours deux ou trois bêtes à la vente. Et quand on savait négocier, on pouvait acquérir un très bon équidé en théorie réservé à la location. En tout cas, c’était possible avant la réquisition massive décrétée par les Seanchaniens. Par bonheur, la présence de l’Empire à Jurador était très intermittente.

Passant d’écurie en écurie, Mat étudia attentivement des montures baies, bleu rouan ou pie, isabelle et alezanes, dans les versions noires, blanches, grises et pommelées. Uniquement des juments ou des hongres. Pour ce qu’il voulait en faire, un étalon n’aurait pas convenu.

Hélas, tous les équidés qu’il envisagea le déçurent d’une façon ou d’une autre, même si certains correspondaient à une partie de ses critères.

Tout changea quand il se retrouva dans une petite écurie nichée entre une grande auberge de pierre – appelée Les Douze Puits de Sel – et la boutique d’un marchand de tapis.

En principe, les métiers à tisser auraient dû déranger les chevaux, mais ceux-là semblaient ne plus entendre leur vacarme.

Les stalles s’alignaient sur plus de profondeur que Mat l’aurait cru. Mais les lanternes accrochées aux poteaux fournissaient une lumière vive et agréable. La poussière du grenier à grain flottant paresseusement dans l’air, on y captait d’aimables odeurs de paille et d’avoine. Bien que très prononcés, les effluves de crottin – frais, car on respectait les règles d’hygiène – n’agressaient pas outre mesure les narines.

Trois garçons d’écurie munis d’une pelle évacuaient le fumier. Décidément, le propriétaire entretenait à la perfection son bien. En procédant ainsi, on réduisait les risques de maladie. Plus tôt dans la journée, Mat était sorti en trombe de certains établissements – juste après y avoir passé le nez, et encore.

La jument noir et blanc était attachée hors de sa stalle pendant qu’un garçon d’écurie finissait d’en changer la paille. Les oreilles bien en avant, la posture conquérante, la bête semblait bouillonner d’énergie. Haute de quinze mains – soit environ cinq pieds –, sa longue assiette synonyme de confort de monte, sa sangle abdominale ferme prometteuse d’endurance, la jument était dotée de jambes parfaitement proportionnées, avec des canons courts et des boulets présentant un angle parfait. Les épaules bombées juste ce qu’il fallait, la croupe et le garrot bien alignés, elle avait une plastique aussi bonne que celle de Pépin, voire meilleure. Plus important encore, elle appartenait à une race chevaline dont Mat avait entendu parler, sans penser en voir un jour un spécimen. Originaires d’Arad Doman, les « rasoirs » se distinguaient par leur aspect unique au monde. Sur leur robe, le noir et le blanc alternaient en lignes droites parallèles qu’on aurait pu croire tracées par un rasoir – d’où le nom de la race.

Comme celle du bâton d’if noir, la présence de la jument à Jurador était une énigme. À ce qu’on disait, aucun Domani n’aurait vendu un « rasoir » à un étranger.

Très rapidement, Mat balaya du regard les autres équidés qui attendaient dans leur stalle. Dans sa tête, les dés roulaient-ils moins sauvagement ? Non, c’était son imagination. Rien n’avait changé depuis son bref passage dans la roulotte de Luca.

Un type sec comme une trique et chauve comme un œuf – à l’exception d’une couronne de cheveux gris – approcha du jeune flambeur, la tête baissée sur ses mains croisées.

— Je me nomme Toke Fearnim, seigneur, se présenta-t-il avec un accent à couper au couteau.

Perplexe, il lorgna le bâton d’if noir que Mat portait sur l’épaule. En général, les types vêtus de soie ne trimballaient pas ce genre d’objet.

— Comment puis-je vous être utile, seigneur ? Vous désirez louer une monture ? Ou en acheter une ?

Des fleurs brodées rehaussaient les épaules du gilet que Fearnim portait sur une chemise dont la blancheur n’était plus qu’un lointain souvenir. Prudent, Mat ne s’attarda pas sur les broderies. À la ceinture, le gaillard portait un des fameux coûteux incurvés, et deux balafres barraient son visage parcheminé. De vieilles cicatrices. Ses bagarres plus récentes ne lui avaient pas laissé de stigmates visibles.

— Ce serait pour un achat, maître Fearnim, si vous avez ce qu’il me faut. Une bête à peu près convenable ferait l’affaire. Jusque-là, j’ai surtout vu une multitude de haridelles frappées d’éparvin qu’on prétendait âgées de six ans alors qu’elles allaient sur leurs dix-huit en tremblotant.

Pour ponctuer cette tirade, Mat fit mine de sucrer les fraises, puis il sourit. Quand on amusait son interlocuteur, la négociation se déroulait en général beaucoup mieux.

— J’ai trois bêtes à vendre, seigneur, dont aucune ne souffre d’éparvin. (Fearnim s’inclina de nouveau mais ne se fendit pas de l’ombre d’un sourire.) La première, vous l’avez devant vous, hors de sa stalle. Une jument de cinq ans absolument parfaite. À dix couronnes, c’est un cadeau. Dix couronnes d’or, bien entendu.