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Mat fit mine d’en rester bouche bée.

— Pour une jument pie ? Je sais que les Seanchaniens ont fait monter les prix, mais quand même…

— Pie, peut-être, mais pas n’importe quel pie… C’est une jument rasoir, seigneur. La monture préférée des Domani de haut rang.

Par le sang et les cendres ! Pour faire une affaire, il faudrait repasser.

— Ça, c’est ce que vous dites, maître Fearnim. Ce que vous dites…

Mat inclina son bâton pour qu’il repose sur le sol, histoire de pouvoir s’appuyer dessus. Ces derniers temps, sa hanche ne le martyrisait plus, sauf quand il marchait trop longtemps – comme ce matin, justement. Et là, il dégustait.

Eh bien, affaire ou pas, il allait devoir jouer le jeu. Dans le commerce des chevaux, il existait des règles. Ne pas les respecter, c’était risquer de finir sans le sou.

— Pour commencer, je n’ai jamais entendu parler d’une race nommée « rasoir ». Qu’avez-vous d’autre à me proposer ? Seulement des hongres et des juments, je parie.

— Des hongres. À part la jument rasoir, c’est tout ce que j’ai à vendre.

Fearnim se tourna vers le fond de l’écurie et cria :

— Adela, amène-nous le beau hongre bai qui est à vendre.

En pantalon et gilet sombres, une jeune femme mince et grande au visage acnéique s’empressa d’obéir. Elle fit parader le hongre bai, puis passa à un gris pommelé qu’elle conduisit lui aussi jusqu’à l’îlot de lumière, près de la porte.

Mat dut avouer que Fearnim ne se moquait pas de lui. Morphologiquement, les équidés tenaient la route, mais le bai était trop grand – plus de dix-sept mains au garrot –, et le gris pommelé, les oreilles à demi baissées en permanence, avait essayé deux fois de mordre la main d’Adela. Très vive et habituée aux animaux, la fille d’écurie n’avait eu aucun mal à éviter ses assauts.

Même s’il n’avait pas eu la jument rasoir en tête depuis le début, Mat aurait rejeté sans hésitation les deux hongres.

Un chat tigré étique jaillit de nulle part et vint s’asseoir aux pieds de Fearnim pour lécher la plaie béante qui barrait une de ses épaules.

— Cette année, dit Fearnim, les rats sont pires que jamais. Et plus combatifs, aussi. Il va me falloir un autre chat, et peut-être même deux. (Après cette digression, il revint à l’affaire en cours.) Seigneur, voulez-vous jeter un coup d’œil à mon bijou, puisque les deux autres vous ont déplu ?

— Je veux bien étudier votre pie, maître Fearnim. Mais ne comptez pas sur dix couronnes.

— En or, reprécisa Fearnim. Hurd, fais parader la jument rasoir pour notre bon seigneur.

Pas pour la première fois, Fearnim avait mis l’accent sur le mot « rasoir ». Le rouler dans la farine ne serait pas un jeu d’enfant. Sauf si sa nature de ta’veren daignait enfin aider le jeune flambeur. Sa chance, il ne fallait pas y compter, car elle ne se mouillerait pas pour un vulgaire marchandage.

Hurd, c’était le garçon d’écurie qui nettoyait la stalle de la jument rasoir. Petit et trapu, il devait compter sur les doigts d’une main les cheveux qu’il restait sur son crâne et les dents qui garnissaient sa bouche. Non, de dents il n’en avait plus, ce fut évident quand il sourit. Ce qu’il fit en conduisant la jument dans le cercle de lumière. On voyait qu’il aimait beaucoup la jument rasoir, et ça pouvait se comprendre.

La jument ne boitait pas, un bon début qui n’empêcha pas Mat de l’inspecter attentivement. Vue de près, sa denture indiquait que Fearnim n’avait pas menti sur son âge – mais pour raconter des craques là-dessus, il fallait être un crétin, ou traiter avec un idiot. Bizarrement, beaucoup de vendeurs pensaient que c’était le cas, et ils tentaient d’en profiter.

Quand Mat lui flatta les naseaux tout en sondant son regard, la jument orienta ses oreilles vers lui. Un bon signe, tout comme les yeux limpides, brillants et exempts de sécrétions.

Inspectant les jambes de la jument rasoir, Mat ne trouva ni couche ni autre enflure. Partout ailleurs, il ne remarqua aucune lésion et rien ne lui fit soupçonner la présence de teigne. Étant à même de passer sans forcer son poing entre la cage thoracique de la jument et son épaule, il déduisit qu’elle aurait une longue foulée. En revanche, il réussit difficilement à glisser sa main entre la dernière côte et la hanche. Une bête résistante, peu susceptible de se claquer un muscle ou un tendon en galopant.

— Vous vous y connaissez en chevaux, seigneur, fit Fearnim.

— On peut le dire, oui. Dix couronnes d’or, c’est trop pour une jument pie. On dit qu’elles portent malheur, vous savez ? Bien sûr, je n’y crois pas, sinon, je ne ferais pas d’offre.

— Porter malheur ? Première nouvelle, seigneur. Combien proposez-vous ?

— Pour dix couronnes d’or, j’aurais un pur-sang de Tear. Pas le meilleur, c’est vrai, mais… Disons dix couronnes. D’argent.

Fearnim éclata de rire. Quand il se fut calmé, la vraie négociation commença.

Pour finir, Mat déboursa cinq couronnes en or, plus quatre marks du même métal et trois couronnes d’argent – toutes des monnaies frappées à Ebou Dar. Dans le coffre caché sous sa couchette, il y avait des pièces de tous les pays, mais en général, pour les écouler, il fallait trouver un banquier ou un agent de change. Après avoir pesé les pièces, celui-ci estimait leur valeur. Outre que le processus risquait d’attirer l’attention, Mat aurait payé la jument bien plus cher – peut-être l’équivalent des dix couronnes d’or. En ce monde, les balances des agents de change ne fonctionnaient pas comme celles du commun des mortels.

Mat n’aurait pas cru pouvoir faire baisser autant le prix de Fearnim. Cela dit, à la lueur qui brillait dans ses yeux, le gaillard n’espérait pas toucher autant. Quand les deux parties étaient satisfaites, on pouvait se rengorger d’avoir finement négocié, n’est-ce pas ?

Dés ou pas dés, la journée commençait bien. Mat aurait dû se douter que ça ne pouvait pas durer.

Lorsqu’il retourna à la ménagerie, vers midi, sa hanche douloureuse l’ayant forcé à monter la jument rasoir malgré l’absence de selle, les dés roulaient toujours dans sa tête. À l’entrée, la queue s’était encore allongée, des centaines de curieux attendant de découvrir les merveilles de Valan Luca.

Comme d’habitude, chaque spectateur laissait tomber ses pièces dans un pichet de verre transparent tenu par un colosse qui les introduisait ensuite dans un coffre-tirelire surveillé par un type encore plus costaud. Avec les nouveaux arrivants, cela dit, la queue ne semblait jamais diminuer. Spectacle rare, personne ne poussait ou ne tentait de gagner des places dans la file.

À cette heure, le public était surtout composé de fermiers reconnaissables à leur tenue de laine et à leurs ongles sales. Cela dit, les épouses et les enfants avaient dû faire leur toilette, car ils arboraient des joues étincelantes.

La prévision de Luca se réalisait : il était parti pour se remplir les poches. Dans ces conditions, aucune chance qu’il consente à filer le lendemain. Hélas, les dés annonçaient qu’il allait arriver quelque chose de désagréable à Mat Cauthon. D’accord, mais quoi ? Parfois, les fichus dés s’arrêtaient sans qu’il se soit rien passé.

À l’intérieur de la ménagerie, tout près de l’entrée, Aludra accusait réception de tonneaux de toutes les tailles. Deux pleins chariots… Encore que ce n’était peut-être pas si simple, les véhicules semblant faire partie de la livraison.

— Je vous dirai où garer les chariots, fit la mince jeune femme au conducteur du véhicule de tête, un type élancé au menton en galoche.