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Quand elle suivit un instant Mat des yeux, les longues tresses piquées de perles de l’Illuminatrice oscillèrent. Mais elle se concentra de nouveau sur le conducteur.

— Les chevaux, il faudra les mettre avec les autres, d’accord ?

Qu’avait donc acheté Aludra, surtout en une telle quantité ? Du matériel pour ses feux d’artifice, sûrement. Chaque soir, dès qu’il faisait assez sombre, histoire que les gens ne soient pas couchés, elle lançait ses « fleurs nocturnes ». En deux ou trois salves, pour une ville comme Jurador, ou quand plusieurs villages étaient assez proches les uns des autres.

Mat avait plusieurs hypothèses sur l’affaire du fondeur de cloches – un artisan dont Aludra affirmait avoir besoin. Mais la seule qui semblait tenir la route était la plus absurde de toutes.

Il cacha la jument parmi les autres chevaux. En réalité, on ne pouvait pas « cacher » une rasoir, mais un équidé passait plus aisément inaperçu parmi ses congénères. Le bâton d’if, il le laissa dans la roulotte qu’il partageait avec Egeanin et Domon – aucun des deux n’étant présent.

Puis il gagna la roulotte de Tuon, désormais garée près de celle de Luca. Mat aurait préféré qu’elle reste stationnée avec les chariots de l’intendance, mais il n’avait pas eu son mot à dire. Dans la ménagerie, seuls Luca et sa femme savaient que Tuon était une Haute Dame. Tous les autres la prenaient pour une servante qui avait menacé d’informer le « mari » d’Egeanin de sa relation coupable avec Mat. Cela dit, parmi les artistes, beaucoup se demandaient pourquoi le jeune homme passait plus de temps avec Tuon qu’avec sa supposée maîtresse. Bien entendu, certains mauvais esprits s’en indignaient. Assez primaires, ces femmes et ces hommes avaient une vision très conformiste de la « droiture » – oui, même les contorsionnistes ! S’enfuir avec l’épouse d’un méchant seigneur était romantique. Fricoter avec sa servante, quelle horreur ! Donner à la roulotte de Tuon une place de choix, près du patron et des artistes qui le suivaient depuis des lustres, ferait encore jaser d’abondance.

Pour être honnête, avec les dés qui roulaient dans sa tête, Mat hésitait à aller voir Tuon. En sa présence, les dés s’étaient arrêtés très souvent, et il aurait été bien en peine de dire pourquoi. Sauf pour la première fois… Là, c’était peut-être simplement parce qu’il avait rencontré la…

Cette seule idée fit se hérisser tous les petits poils de sa nuque. Certes, mais avec les femmes, n’était-on pas toujours obligé de prendre des risques ? Quand il s’agissait de Tuon, c’étaient dix paris par jour, sans connaître la cote avant qu’il soit trop tard. Souvent, Mat se demandait pourquoi sa chance ne l’aidait pas plus avec les femmes. Car enfin, ces dames se montraient aussi imprévisibles que les dés, sauf quand ils étaient pipés.

Aucun des Bras Rouges ne montant la garde autour de la roulotte – désormais, ces hommes n’en étaient plus là –, Mat gravit le marchepied, frappa une fois à la porte, l’ouvrit et entra. Après tout, qui payait le loyer du véhicule ? Et à cette heure, les occupantes n’étaient guère susceptibles d’être étendues nues sur leurs couchettes. De plus, en cas de besoin, la porte comportait un verrou.

Même si maîtresse Anan était absente, la roulotte débordait de monde. La « table » descendue du plafond, on avait disposé dessus des coupes d’olives, un plateau de fromages, du pain, une carafe à vin en argent (propriété de Luca), un gros pichet à rayures rouges et des gobelets décorés de fleurs. Avec sur le crâne un mois de pousse sauvage de cheveux crépus, Tuon trônait sur le seul tabouret, à la place d’honneur de la table. Selucia avait annexé la couchette de droite, Noal et Olver, les coudes sur la table, occupant celle de gauche.

Un fichu à motifs floraux autour de la tête, Selucia resplendissait dans une robe bleu foncé qui mettait en valeur son inoubliable poitrine. Tuon, elle, portait une robe rouge qui semblait composée d’une infinité de plis minuscules. Par le sang et les cendres ! Mat lui avait acheté la soie la veille ! Comment avait-elle pu convaincre les couturières de la ménagerie de lui confectionner une robe ? Sans être un expert, il aurait juré qu’il fallait bien plus de temps que ça.

Tuon avait dû se montrer très généreuse avec l’or de son « ravisseur », devait-on supposer. Mais bon, quand on offrait de la soie à une femme, il fallait s’attendre à payer pour la suite. Enfant, Mat avait entendu plusieurs fois cet exemple de sagesse populaire. Certain de n’être jamais en mesure d’acheter de la soie, il l’avait vite oublié – une erreur, comme il pouvait le constater.

— … Seules les femmes s’aventurent hors de leur village…, était en train de dire Noal.

Avisant Mat, le vieux type rabougri aux cheveux blancs se tut. Dès qu’il fut entré, le jeune flambeur ferma la porte derrière lui.

Aux poignets de Noal, la dentelle avait connu des jours meilleurs, à l’instar de sa veste de laine grise bien coupée. Mais le vêtement, très propre, formait un étrange contraste avec ses doigts crochus et son visage tout cabossé. Les attributs d’un vieux dur de taverne qui avait continué à faire le coup de poing longtemps après ses vingt ans.

Splendide dans la veste verte que Mat lui avait fait confectionner, Olver affichait un sourire aussi large que celui d’un Ogier. Un brave petit, vraiment, mais qui ne serait jamais beau avec ses grandes oreilles et son énorme bouche. Et s’il voulait avoir du succès dans ce domaine, il devrait nettement améliorer sa façon de traiter les femmes. Pour le soustraire à l’influence de ses innombrables « oncles » – Vanin, Harnan et les autres Bras Rouges –, Mat essayait de passer plus de temps avec le gosse, qui semblait apprécier ça. Mais pas autant que les parties de serpents et renards ou de pierres qu’il disputait contre Tuon. Et beaucoup moins que lorgner les seins de Selucia.

Mat approuvait que ces types apprennent à Olver le tir à l’arc, l’escrime et des choses dans ce genre. Mais s’il tombait sur celui qui enseignait le lucre au gamin…

— Un peu de politesse, Jouet, dit Tuon d’un ton mielleux.

Du miel empoisonné. Sauf quand ils s’affrontaient aux pierres, la Fille des Neuf Lunes le regardait toujours comme un juge qui s’apprête à prononcer la sentence de mort d’un accusé.

— On frappe, et après, on attend d’avoir la permission d’entrer. Sauf quand on est un esclave ou un domestique. Dans ce cas, on ne frappe pas. Je note aussi que ta veste est tachée de gras. Ne t’ai-je pas demandé d’être soigneux ?

Devant cette volée de bois vert, Olver se rembrunit, car Mat était son ami. Passant les doigts dans ses longs cheveux, Noal soupira puis se concentra sur la grande coupe posée devant lui – comme s’il espérait trouver une émeraude au milieu des olives.

Réprimande ou non, Mat adorait contempler la petite merveille noire qui serait bientôt sa femme. Enfin, qui l’était déjà à demi, en réalité. Si elle prononçait trois fois la même phrase, l’affaire serait entendue. Que la Lumière le brûle, mais Mat la trouvait superbe. Naguère, il l’avait prise pour une enfant, mais c’était à cause de sa taille et du voile qui occultait ses traits. Sans cet accessoire, il était évident que son visage appartenait à une femme. Quant à ses yeux… Deux étangs sombres où un homme aurait pu s’immerger jusqu’à la fin de sa vie. Très rares, ses sourires pouvaient être malicieux ou mystérieux, et Mat était fou des deux variantes. Pareillement, il adorait la faire rire – quand elle ne se fichait pas de lui. Pour tout dire, il l’aurait préférée un peu moins mince, mais s’il avait pu l’enlacer en l’absence de Selucia, il l’aurait sans doute trouvée à son goût.

Le plus vite possible, il devait convaincre Tuon de lui donner quelques baisers. Parfois, il allait jusqu’à en rêver ! Qu’importe qu’elle le morigène comme s’ils étaient déjà mariés. Enfin, à un ou deux détails près… Qui se souciait d’un peu de gras sur une veste ? Lopin et Nerim, les deux serviteurs de Mat, s’étriperaient pour avoir l’honneur de nettoyer le vêtement. Désœuvrés, ils risquaient vraiment de se battre si Mat n’en désignait pas un.