Ce délire à base de nom était leur faute. Selucia avait annoncé à Egeanin qu’elle s’appellerait désormais Leilwin Sans-Navire. Depuis, c’était le nom qu’utilisait la bien-aimée de Domon. Mais Mat n’avait pas l’intention de cautionner ce genre de choses, ni pour Egeanin ni pour lui. Tôt ou tard, il faudrait que Tuon revienne à la raison.
— Je disais ça comme ça…, soupira Noal. Suis-moi, Olver.
Mat emboîta le pas au duo, mais Tuon l’interpella.
— Tu ne nous ordonnes pas de rester dans la roulotte, Jouet ? Et tu ne nous affectes pas des gardes ?
Les dés hurlaient à Mat de dénicher Harnan ou un autre Bras Rouge et de le mettre en faction devant le véhicule, juste au cas où. Mais il ne se laissa pas influencer.
— Tu m’as donné ta parole, dit-il en remettant son chapeau.
Le sourire que lui valut sa noblesse d’âme méritait de courir tous les risques. Lumière ! Le visage de Tuon en était éclairé ! Avec les femmes, on flambait en permanence, mais parfois, un sourire équivalait à ramasser une petite fortune.
Dès qu’il eut gagné l’entrée de la ménagerie, Mat comprit que les jours heureux de Jurador – sans Seanchaniens dans les pattes – étaient définitivement révolus. De l’autre côté de la route, en face de la ménagerie, des centaines de soldats retiraient leur armure, déchargeaient des chariots, dressaient des tentes ou plantaient des piquets pour attacher les chevaux. Des militaires très efficaces. Dans le lot, Mat vit des Tarabonais en armure peinte, leur voile de mailles pendant de leur casque. Équipés de la même façon, des fantassins mettaient en faisceau de longues piques et empilaient des arcs beaucoup plus courts que ceux de Deux-Rivières. À l’absence de voile, Mat supposa qu’il s’agissait d’Amadiciens. Comme les Tarabonais, les Altariens appréciaient peu la marche, et ceux qui servaient les Seanchaniens arboraient des marques différentes sur leur armure. Pourquoi, Mat aurait été incapable de le dire.
Bien entendu, il y avait aussi dans le lot d’authentiques Seanchaniens. Entre vingt et trente, estima Mat. Avec leur casque en forme de tête d’insecte et leur armure de plates se chevauchant, il était impossible de ne pas les reconnaître.
Trois hommes s’engagèrent sur la route pour la traverser. Minces et musclés, c’étaient des guerriers endurcis. Le col rayé de vert et de jaune, leur veste d’uniforme bleue était des plus ordinaires, et on voyait qu’elle avait souffert du frottement avec l’armure. Sur ces types, pas l’ombre d’un galon. De simples soldats, donc, mais quand même aussi dangereux qu’un trio de vipères rouges.
Sur les trois, deux auraient pu être des Andoriens, des Murandiens ou même des gars de Deux-Rivières. Le troisième, lui, avait les yeux inclinés d’un natif du Saldaea et sa peau couleur miel militait dans le même sens.
D’un pas décidé, les militaires remontèrent la file et se présentèrent à l’entrée.
Un des colosses qui filtraient le public siffla trois fois de suite – un signal qui commença à se répercuter dans toute la ménagerie. Son compagnon, un gaillard aux yeux plissés nommé Bollin, tendit son pichet transparent aux trois visiteurs potentiels.
— Un sou d’argent par tête, capitaine, dit-il d’un ton mielleux dangereusement trompeur.
Mat l’avait entendu parler ainsi une seconde avant d’abattre une chaise sur la tête d’un autre palefrenier.
— S’ils dépassent ma taille, les enfants paient cinq pièces de cuivre, et trois s’ils ne la dépassent pas. Mais l’accès n’est gratuit que pour les bébés.
Le Seanchanien à la peau de miel leva une main comme s’il voulait chasser Bollin de son chemin. Mais il hésita, le visage plus dur qu’avant – si c’était possible.
Les deux autres, derrière lui, bombèrent le torse, les poings serrés. Alors que des bruits de bottes annonçaient l’arrivée de tous les mâles de la ménagerie, aurait-on dit – des artistes en collant aux hommes de peine en laine fatiguée –, Mat remarqua que tous les nouveaux venus brandissaient une massue – y compris Luca, plus extravagant que jamais dans une veste brodée d’étoiles scintillantes, et même l’incroyable Petra, l’homme le plus doux que Mat eût jamais rencontré. Mais là, il ne semblait pas commode du tout.
Bon sang, ça allait tourner au massacre, avec les frères d’armes des trois types à moins de cent pas de là. Des tueurs professionnels, avec leurs armes à portée de la main.
Le genre d’endroit où Mat Cauthon n’aurait pas dû s’attarder. Discrètement, il vérifia la présence dans ses manches de ses couteaux de lancer, puis haussa les épaules pour sentir celui qu’il avait glissé entre ses omoplates. Pour ceux qu’ils avaient cachés sous sa veste ou dans ses bottes, aucun moyen de vérifier sans se faire remarquer.
Dans sa tête, les dés faisaient un boucan d’enfer. Déjà, il ourdissait des plans pour sortir de là Tuon et tous les autres. Mais ça allait devoir attendre un peu…
Avant que le désastre se confirme, un autre Seanchanien approcha. Une Seanchanienne, plutôt, en armure peinte en bleu, vert et jaune, mais portant son casque sous le bras. Dans ses cheveux noirs, quelques mèches blanches évoquaient une sorte de balafre, et elle arborait les yeux inclinés et la peau couleur de miel de son peuple. D’un bon pied plus petite que les trois types, elle n’avait pas de plume sur son casque, juste une courte crête, sur le devant, qui faisait penser à une tête de flèche en bronze.
Plume ou pas, les trois soldats se mirent au garde-à-vous dès qu’ils la virent.
— Murel, pourquoi ne suis-je pas étonnée de te trouver ici, face à ce qui semble bien être un début d’émeute ? Que se passe-t-il donc ?
En plus de l’accent traînant typique des Seanchaniens, l’inconnue avait une voix étrangement nasillarde.
— Nous avons payé notre place, porte-bannière, répliqua l’autre Seanchanien, mais ils nous demandent plus parce que nous sommes des soldats de l’Empire.
Bollin voulut se défendre, mais la femme le fit taire d’un geste. À l’évidence, l’autorité, ça la connaissait. Balayant du regard les hommes armés de massues, elle s’attarda un moment sur Luca, puis s’adressa à Mat :
— As-tu vu ce qui s’est passé ?
— Oui. Ces hommes ont essayé d’entrer sans payer.
— Une bonne nouvelle pour toi, Murel. Et pour tes deux comparses. Ne me regarde pas comme ça, idiot ! Tous les trois, vous économiserez de l’argent, puisque je vous consigne dix jours dans le camp. À mon avis, cette ménagerie sera partie bien avant ça. Je vous mets aussi à l’amende de dix jours de solde. Vous aviez ordre de décharger des chariots, pour que les gens du coin n’aillent pas imaginer que nous nous sentons supérieurs à eux. Mais tu préfères peut-être une accusation d’insubordination ?
Les trois hommes accusèrent le coup. Dans toutes les armées, c’était une charge gravissime.
— On dirait bien que non… Allez, hors de ma vue ! Retournez au travail avant que je vous en mette pour un mois au lieu de dix jours.
— À vos ordres, porte-bannière, firent en chœur les trois hommes.
Puis ils détalèrent sans demander leur reste. Des durs, oui, mais la porte-bannière était plus dure encore.
Et elle n’en avait pas terminé. Alors que Luca approchait puis s’inclinait théâtralement, elle coupa court à d’éventuels remerciements.
— Je n’aime pas qu’on menace mes gars avec des massues, dit-elle, sa main libre sur la poignée de son épée. Même quand il s’agit de Murel. Cela dit, ça prouve que vous avez des tripes. L’un de vous veut-il mener une vie semée d’aventures et de gloire ? Traversez la route avec moi, et je vous enrôlerai. Toi, le comique en veste rouge, par exemple. Tu as la morphologie d’un lancier d’élite. En un rien de temps, je pourrais faire de toi un héros.
Tous les artistes secouèrent la tête. Voyant qu’il n’y aurait pas de grabuge, certains s’esquivèrent, dont le formidable Petra.