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Luca, lui, semblait avoir été frappé par la foudre, et d’autres gars paraissaient sonnés par la proposition de la Seanchanienne. L’art payait mieux que la castagne, et on ne risquait pas de finir avec un pied d’acier dans le bide.

— Bon, tant que vous ne filez pas, je peux sans doute vous convaincre. Dans l’armée, vous ne deviendrez pas riches, mais la solde est à l’heure, le plus souvent, et on a parfois la chance de participer à une mise à sac – suite à un ordre, bien entendu. Si ce n’est pas fréquent, ça arrive… La nourriture est inégale, mais chaude, en général, et presque toujours suffisante pour caler l’estomac d’un honnête homme. Les journées sont longues, mais quoi de mieux pour bien s’endormir le soir ? Quand on n’est pas de garde, évidemment. Quelqu’un est intéressé ?

Luca s’ébroua pour s’arracher à sa torpeur.

— Non merci, capitaine, dit-il.

Certains crétins pensaient flatter un militaire en lui donnant un grade plus élevé qu’en réalité. Et certains idiots tombaient dans le panneau.

— À présent, si vous voulez bien nous excuser… Nous avons une représentation à donner. Et des clients qui perdront leur calme si on les fait trop attendre.

Sur un dernier regard méfiant à la Seanchanienne – comme s’il craignait qu’elle l’entraîne de force dans son camp –, le saltimbanque se tourna vers les hommes qui l’accompagnaient :

— Au travail, tous ! Qu’est-ce qui vous prend de traînasser ici ? Tout va très bien, ne craignez rien. Mais allez bosser avant que les clients exigent qu’on les rembourse.

La catastrophe ultime, dans le monde de Valan Luca. Entre une émeute et un remboursement, son cœur aurait penché, puis basculé du côté de l’émeute.

Face à la débandade de ses recrues potentielles, la Seanchanienne se tourna vers Mat, le dernier homme sur les lieux, à l’exception des deux colosses.

— Et toi, mon ami ? À ton allure, tu es taillé pour faire un officier. Qui sait ? Tu finiras peut-être par me donner des ordres.

La porte-bannière semblait amusée par cette éventualité.

Mat comprenait parfaitement ce qu’elle faisait. Dans la queue, les gens avaient vu trois Seanchaniens s’éclipser à la hâte – sans pouvoir dire exactement pourquoi ils détalaient ainsi. Ensuite, ils avaient vu une femme seule disperser une foule apparemment menaçante. Bien joué, ça. Sans réfléchir une seconde, Mat lui aurait bien proposé une place dans la Compagnie de la Main Rouge.

— Je ferais un très mauvais soldat, répondit-il en portant une main à son chapeau.

La Seanchanienne éclata de rire.

Alors qu’il s’éloignait, Mat entendit Bollin lancer :

— Vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit à ce type ? C’est un sou d’argent par personne. Donc, un pour toi, l’ami, et un autre pour ta femme. (Des pièces cliquetèrent dans le pichet.) Merci beaucoup !

Les choses étaient revenues à la normale. Mais les dés roulaient toujours.

En traversant la ménagerie, où les acrobates et les jongleurs se déchaînaient pour épater la foule, Mat jeta un coup d’œil aux chiens de Clarine, en équilibre sur de gros ballons de bois, et aux léopards de Miyora, assis sur leur postérieur dans une cage qui semblait à peine assez solide pour les retenir s’ils piquaient une colère. Sans doute par association d’idées – pas avec les clébards, avec les félins –, Mat décida d’aller voir où en étaient les Aes Sedai.

Dans le camp des Seanchaniens, les soldats passaient la journée à trimer. Pas les officiers. D’ici peu, quelques-uns viendraient jeter un coup d’œil à la ménagerie. Si bizarre que ce fût, le jeune flambeur se fiait à Tuon. Quant à Egeanin, elle serait assez futée pour ne pas se montrer si des compatriotes à elle venaient fouiner dans le camp. Mais des sœurs futées, en revanche, il n’en existait pas des masses. Même Teslyn et Edesina, pourtant contraintes de jouer les damane pendant quelque temps, prenaient des risques inconsidérés. Joline, qui avait échappé à ce sort, se croyait carrément invulnérable.

Au sein de la ménagerie, tout le monde savait que les trois femmes étaient des sœurs. Pourtant, leur grande roulotte simplement blanchie à la chaux stationnait toujours près des chariots bâchés de l’intendance, pas loin des piquets où on attachait les chevaux.

Pour une Haute Dame qui lui offrait sa protection, Luca avait bien voulu modifier ses habitudes. Pour des Aes Sedai sans le sou qui lui faisaient courir des risques, il n’en était pas question. En majorité, les femmes, parmi les artistes, éprouvaient de la compassion pour les sœurs. Les hommes, eux, s’en méfiaient comme de la peste. Avec les Aes Sedai, il en allait souvent ainsi. Sans l’or de Mat, Luca les aurait probablement éjectées de sa précieuse ménagerie.

Dans les pays contrôlés par les Seanchaniens, les Aes Sedai étaient effectivement un danger mortel. En les protégeant, Mat ne s’attendait pas à se gagner leur reconnaissance. Cela dit, qu’on lui témoigne un peu de respect n’aurait pas été de trop.

Certes, mais il ne fallait pas rêver.

Les Champions de Joline, Blaeric et Fen, n’étant nulle part en vue, Mat n’eut pas besoin de parlementer avec eux pour approcher de la roulotte. Mais quand il fut à deux pas du marchepied, le médaillon en forme de renard, sous sa chemise, devint d’un froid mortel. Un instant, le jeune flambeur se pétrifia. Ces triples buses canalisaient dans leur véhicule ! Se reprenant, Mat gravit les marches et tambourina à la porte.

Toutes les femmes qu’il s’attendait à voir étaient présentes. D’abord Joline, une sœur verte mince et jolie, puis Teslyn, une sœur rouge aux épaules étroites qui donnait le sentiment d’être toujours en train de mordre des pierres, et enfin Edesina, une sœur jaune plus mignonne que belle avec la crinière noire qui cascadait jusqu’à ses hanches.

Ces femmes, Mat les avait toutes sauvées des griffes des Seanchaniens. Teslyn et Edesina en les arrachant à leur condition de damane, ce qui n’était pas rien. Pourtant, la gratitude ne les étouffait pas, c’était le moins qu’on pouvait dire.

Noire comme Tuon mais grande et plutôt rondelette, Bethamin faisait la paire avec la blonde Seta. Avant d’être forcées de participer à l’évasion des trois sœurs, toutes les deux étaient des sul’dam.

Les cinq furies partageaient cette roulotte histoire de se surveiller mutuellement. Aucune n’aurait revendiqué cette mission, mais l’hostilité évidente entre les deux groupes garantissait qu’elle serait accomplie avec brio.

Une sixième femme était là. Celle-là, Mat ne s’attendait pas à la voir. Setalle Anan, patronne de La Vagabonde à Ebou Dar, puis, pour une raison qui ne regardait qu’elle, membre actif de l’équipe de « secours ».

Entre autres qualités, Setalle avait le don de s’intégrer à un groupe. Ou plutôt, d’y faire intrusion. Entre Tuon et Mat, elle ne cessait pas de se mêler de ce qui ne la regardait pas.

Ce que faisaient les six femmes, en revanche, ne manqua pas de surprendre Mat.

Au milieu de la roulotte, Bethamin et Seta, raides comme des poteaux, se tenaient épaule contre épaule entre les deux couchettes qui ne pouvaient pas être relevées contre le mur. Debout face à elles, Joline giflait Bethamin, changeant en permanence de main. Alors que des larmes roulaient sur les joues de sa compagne, Seta semblait attendre son tour en tremblant de peur. Les bras croisés, Edesina et Teslyn regardaient la scène sans broncher. Maîtresse Anan, elle, ne cherchait pas à cacher sa désapprobation. Suscitée par la punition ou par le forfait de Bethamin ? Bien malin qui aurait pu le dire.

De plus, Mat s’en fichait comme d’une guigne.

En deux pas, il fut derrière Joline, lui saisit le bras au vol et la força à se retourner.