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Aucune Aes Sedai ne faisant mine de répondre à la principale question de Mat, maîtresse Anan s’y colla :

— Il y a eu une dispute… Joline désirait aller voir ces Seanchaniens et il n’y avait pas moyen de l’en dissuader. Bethamin a voulu lui donner une leçon – comme si elle n’avait pas pu deviner ce qui allait se passer. (L’aubergiste eut l’air dégoûtée.) Avec l’aide de Seta, elle a tenté de faire basculer Joline sur ses genoux. Mais Edesina a enveloppé ces deux idiotes dans un tissage d’Air.

Sous le regard glacial des trois sœurs, Setalle précisa :

— Une simple supposition… Je ne sais pas canaliser, mais j’ai encore des yeux.

— Ça n’explique pas ce que j’ai senti, grogna Mat. On canalisait bien plus que ça, ici.

Maîtresse Anan et les trois sœurs étudièrent le jeune flambeur, leurs yeux tentant de traverser ses vêtements pour voir le médaillon. Son ter’angreal, elles n’étaient pas près de l’oublier, c’était couru.

Joline prit le relais de Setalle :

— Bethamin a canalisé aussi. Je n’avais jamais vu un tissage pareil, mais un court instant, avant qu’elle se coupe de la Source, des étincelles ont dansé autour de nous trois. À mon avis, elle a utilisé tout le Pouvoir qu’elle est capable de puiser.

Bethamin tituba, manquant s’écrouler, puis elle éclata en sanglots.

— Je n’avais pas prévu ça, gémit-elle. J’ai cru que tu allais me tuer, mais ce n’était pas prémédité. Je le jure.

Regardant sa compagne avec des yeux horrifiés, Seta se berça comme une enfant. Sa compagne ? Son ancienne compagne, peut-être. Toutes deux, elles savaient qu’un a’dam pouvait les contrôler – d’ailleurs, c’était peut-être le cas avec toutes les sul’dam –, mais jusque-là, elles avaient peut-être évité d’en tirer toutes les conséquences. En particulier la plus spectaculaire : toute femme capable d’utiliser un a’dam pouvait apprendre à canaliser. Très probablement, elles s’étaient efforcées d’occulter cette réalité puis de l’oublier, mais elle n’en changeait pas moins tout.

Que la Lumière brûle Mat ! En plus de tout le reste, il lui fallait encore ça !

— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il. (Pour régler ça, il fallait des Aes Sedai.) Maintenant qu’elle a commencé, elle n’arrêtera pas d’elle-même. J’en suis sûr malgré mon ignorance…

— Laissons-la crever, lâcha Teslyn. On la gardera sous un bouclier jusqu’à ce qu’on puisse s’en débarrasser, et après, elle mourra.

— C’est hors de question, fit Edesina, profondément choquée. (Mais pas par l’idée que Bethamin crève, apparemment.) Si nous la laissons partir, elle sera une menace pour tous ceux qui l’entoureront.

— Je ne le ferai plus ! gémit Bethamin, implorante. C’est juré.

Contournant Mat comme s’il était un vulgaire portemanteau, Joline vint se camper face à Bethamin. Les poings sur les hanches, elle leva la tête pour sonder le regard de cette femme plus grande qu’elle.

— Non, tu ne t’arrêteras pas. C’est impossible, quand on y a goûté. Des mois passeront peut-être entre chaque tentative, mais tu y reviendras toujours, et à chaque occasion, tu seras plus dangereuse. (Avec un soupir, elle laissa retomber les mains le long de ses flancs.) Tu es bien trop vieille pour figurer sur le registre des novices, et ça, c’est incontournable. Nous devrons te former. Assez pour que tu ne sois plus un danger, en tout cas.

— La former ? grinça Teslyn. (Cette fois, ce fut elle qui plaqua les poings sur les hanches.) Je persiste et signe : laissons-la mourir ! Vous savez comment ces maudites sul’dam m’ont traitée, quand j’étais leur prisonnière ?

— Non, répondit Joline, parce que à part pour te plaindre, tu ne t’es jamais étendue sur les détails. Si je peux l’éviter, je ne laisserai jamais mourir une femme.

Cela ne mit pas un terme au débat, bien entendu. Quand une femme avait envie de polémiquer, elle pouvait continuer des heures sans contradicteur. Là, toutes les six voulaient en découdre.

Edesina se rangea dans le camp de Joline, tout comme maîtresse Anan, aussi catégorique que si elle avait la même autorité qu’une Aes Sedai.

Rebondissement stupéfiant, Bethamin et Seta soutinrent la position de Teslyn. En gesticulant et braillant autant que les autres, elles affirmèrent n’avoir aucune envie d’apprendre à canaliser.

En homme avisé, Mat profita du tohu-bohu pour sortir en douce de la roulotte et refermer la porte derrière lui. Pourquoi se faire remarquer par ces charmantes dames ? Les Aes Sedai, au minimum, ne tarderaient pas à se souvenir de lui.

Au moins, il pouvait cesser de se demander où étaient les maudits a’dam et cesser de s’inquiéter que les sul’dam essaient de nouveau de les utiliser. Ça, c’était définitivement terminé.

Au sujet des Champions, il ne s’était pas trompé. Blaeric et Fen attendaient au pied de la roulotte, et ils ne semblaient pas très amènes. À coup sûr, ils savaient très exactement ce qui était arrivé à Joline. Mais pas qui accuser, s’avéra-t-il.

— Que s’est-il passé là-dedans, Cauthon ? demanda Blaeric, son regard bleu perçant comme une tête de flèche.

Un peu plus grand que Fen, il avait rasé son toupet du Shienar et ne semblait pas apprécier le duvet qui couvrait actuellement son crâne.

— Tu as trempé dans cette affaire ? s’enquit Fen.

— Comment aurais-je pu ? répondit Mat en descendant les marches comme si rien au monde ne l’inquiétait. Au cas où vous l’auriez oublié, Joline est une Aes Sedai. Si vous voulez en savoir plus long, interrogez-la. Moi, je ne suis pas assez idiot pour en parler, veuillez me croire. Un conseil, cependant : attendez un peu. À l’intérieur, ça continue à s’enguirlander. J’ai saisi la première occasion de filer avec la totalité de ma peau.

Peut-être pas la façon idéale de présenter les choses… Si impossible que ça parût, les deux Champions se rembrunirent. Pourtant, ils laissèrent passer Mat sans qu’il ait besoin de sortir ses couteaux. Toujours ça de gagné !

Fen et Blaeric ne semblaient pas pressés d’entrer dans la roulotte. Prudents, ils s’assirent sur le marchepied, résolus à attendre.

Selon toute probabilité, Joline ne s’épancherait pas auprès d’eux, mais elle risquait de se défouler à leurs dépens sous prétexte qu’ils étaient au courant. À leur place, Mat aurait trouvé des occupations susceptibles de le garder loin de la roulotte pendant… hum, un mois ou deux. Une judicieuse initiative – jusqu’à un certain point. Pour certaines choses, les femmes avaient une mémoire d’éléphant. À partir de ce jour, Mat lui-même devrait regarder par-dessus son épaule pour être sûr que Joline ne le suivait pas… Mais l’expérience valait le risque…

Avec des Seanchaniens de l’autre côté de la route, des Aes Sedai en bisbille, des femmes qui canalisaient comme si elles n’avaient jamais entendu parler de l’Empire et les dés qui se déchaînaient dans sa tête, même deux victoires aux pierres contre Tuon, le soir, ne parvinrent pas à apaiser le jeune flambeur.

Rincé, il alla se coucher – par terre, puisque c’était au tour de Domon d’occuper la seconde couchette. Bien entendu, Egeanin avait en permanence droit à la première.

Même si les dés ne s’arrêtèrent pas, il aurait juré que le lendemain serait bien meilleur que cette abominable journée. Cela dit, quand avait-il prétendu être un type qui avait toujours raison ? À vrai dire, se tromper un peu moins souvent lui aurait suffi, ces derniers temps.

8

Les Œufs des dragons

Le lendemain matin, avant que le ciel s’éclaircisse, Luca fit démonter le camp et l’enceinte de toile. Alors que les hommes de peine chargeaient les chariots, tout ce vacarme finit par réveiller Mat. Ankylosé après une nuit par terre – sans vraiment dormir, à cause des maudits dés, générateurs de rêves auxquels on se félicitait d’échapper –, le jeune flambeur était lessivé.