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En manches de chemise, une lanterne à la main, Luca courait dans tous les sens. Braillant des ordres contradictoires, il semait la pagaille au lieu de simplifier les choses.

Assez large d’épaules pour paraître petit et massif – alors qu’il était presque aussi grand que Mat –, Petra cessa un instant d’atteler les chevaux à sa roulotte et prit le temps d’expliquer les raisons du départ au jeune flambeur.

La lune étant déjà cachée derrière les arbres, une lanterne posée sur le banc du cocher fournissait la seule lumière disponible – répétée à une bonne centaine d’exemplaires, voire plus, un peu partout dans le camp. En prévision d’une journée d’enfermement, Clarine avait emmené ses chiens « faire un tour ».

— Hier…, commença le colosse.

Secouant la tête, il tapota le crâne du cheval le plus proche, comme pour le calmer. Pourtant, l’équidé attendait patiemment qu’on daigne finir de boucler son harnais. Au fond, c’était peut-être Petra qui se sentait nerveux.

La nuit était fraîche, certes, mais pas froide ; pourtant, l’homme le plus fort du monde portait une épaisse veste noire et un gros bonnet de laine. Craignant qu’il soit un jour terrassé par le froid ou les courants d’air, Clarine veillait jalousement sur sa santé.

— Mat, nous sommes partout des étrangers, comprends-tu ? Beaucoup de gens pensent pouvoir exploiter les étrangers. Si nous laissons faire un seul type, dix autres essaieront, et peut-être même cent. Parfois, le juge du coin, ou ce qui en tient lieu, nous accorde la protection de la loi, mais ce n’est pas fréquent. Parce que nous sommes étrangers, donc destinés à reprendre la route dans les deux ou trois jours, tous les gens pensent que nous ne valons rien. Des nuisibles, en quelque sorte. Du coup, nous devons savoir nous défendre – et nous battre pour protéger nos biens, s’il le faut. Mais une fois qu’on en arrive là, l’heure de partir sonne pour de bon. C’était comme ça à l’époque où nous étions une poignée avec Luca, et ça l’est toujours aujourd’hui. Encore qu’en ce temps-là, nous aurions détalé dès que l’incident avec les trois soldats aurait été clos. Mais à nos débuts, une fuite précipitée ne nous coûtait pas si cher…

Petra secoua la tête, peut-être parce que la cupidité de Luca le défrisait, ou parce qu’il regrettait le gigantisme actuel de la ménagerie.

— Ces trois Seanchaniens ont des amis, ou au minimum des camarades, qui n’ont pas dû apprécier qu’on les remette à leur place. En réalité, c’est la porte-bannière qui l’a fait, mais ça nous serait retombé dessus, n’en doute pas. Nous, ils peuvent nous casser la figure, alors qu’ils n’ont pas le droit de la toucher. Les officiers supérieurs auraient peut-être tranché en faveur de la loi – ou d’un quelconque règlement –, mais rien ne le garantissait. La seule certitude, c’est que ces gens nous auraient cherché des noises si nous étions restés. Alors, pourquoi nous incruster, si ça signifie devoir faire le coup de poing avec des soldats ? Tout ça pour que des artistes blessés ne puissent plus faire leur numéro pendant un moment ? Et pour avoir des ennuis avec la justice ?

Le plus long discours qui fût jamais sorti des lèvres de Petra. Comme si se montrer si prolixe l’embarrassait, le colosse se racla la gorge avant de conclure :

— Bon, au boulot… (Il saisit une sangle ventrale.) Luca veut qu’on ne traîne pas. Tu devrais aller t’occuper de ton cheval.

Mat n’en avait aucune intention. Le plus grand avantage de l’aisance financière, ce n’était pas ce qu’on pouvait acheter, mais les corvées qu’on refilait aux autres. Dès qu’il avait compris que le départ approchait, le jeune flambeur avait éjecté quatre Bras Rouges de la tente qu’ils partageaient avec Chel Vanin. Leur mission ? Atteler les chevaux à la roulotte de Tuon, s’occuper de la jument rasoir selon ses consignes et seller Pépin.

Le gros voleur de chevaux – depuis que Mat le connaissait, il n’avait pas subtilisé la queue d’une jument, mais c’était pourtant sa profession – avait ouvert un œil assez longtemps pour dire qu’il se lèverait lorsque les autres reviendraient. Puis il s’était roulé en boule sous sa couverture, ronflant déjà alors que Harnan et les autres n’avaient pas fini d’enfiler leurs bottes.

Les compétences de Vanin étaient telles que personne ne râla contre ce traitement de faveur – mais ça chouina un peu à cause de l’heure, comme il convenait. Mais tous, sauf Harnan, auraient regimbé si on les avait laissés dormir à la place du voleur. Quand ses compétences étaient requises, il repayait ses compagnons au centuple, et tous le savaient, même Fergin. Pourtant, sauf quand il s’agissait de se battre, le Bras Rouge malingre n’était pas une lumière. Là, il se montrait aussi futé que les autres… Enfin, presque…

L’extravagante roulotte de Luca en tête – et tirée par six chevaux –, la ménagerie quitta Jurador avant que le soleil ait pointé à l’horizon. Conduit par Gorderan, un colosse qui n’avait pas grand-chose à envier à Petra, le véhicule de Tuon serait en deuxième position. Enveloppées dans leur manteau, capuche relevée, Tuon et Selucia flanquaient Gorderan.

Comme toujours, les chariots de l’intendance, les cages et les chevaux de rechange fermaient la marche.

Tout autour du camp des Seanchaniens, des sentinelles suivirent des yeux la colonne qui s’éloignait dans la pénombre. Entre les tentes, des hommes s’alignaient déjà, au garde-à-vous pendant que des officiers faisaient l’appel – beuglaient l’appel, plutôt, comme il était d’usage dans toutes les armées.

Mat retint son souffle jusqu’à ce qu’il n’entende plus ces cris. Décidément, la discipline était une chose formidable. Pour les autres, en tout cas…

Monté sur Pépin, le jeune flambeur chevauchait à côté de la roulotte des Aes Sedai, vers le milieu de la colonne. Chaque fois que la tête de renard devenait froide contre sa poitrine, il sursautait un peu. Après moins d’une demi-lieue de voyage, Joline ne manquait pas d’air !

Sur le banc du cocher, Fergin tenait les rênes tout en échangeant avec Metwyn des platitudes sur les chevaux et les femmes. Ignorant ce qui se passait dans la roulotte, ces deux types étaient heureux comme des coqs sur un tas de fumier.

Seul point positif, le médaillon devenait certes un peu plus froid, mais pas glacial. Dans le véhicule, ces dames utilisaient de petites quantités de Pouvoir. Certes, mais Mat détestait être si près de femmes en train de canaliser. Selon son expérience, les Aes Sedai transportaient des ennuis de rechange dans leur bourse, et elles n’hésitaient jamais à en faire profiter les autres. Avec les dés qui roulaient dans sa tête, Mat aurait préféré qu’il n’y ait pas une sœur à dix lieues à la ronde.

Bien sûr, il aurait aimé accompagner la roulotte de Tuon, histoire de pouvoir bavarder avec elle – et tant pis si Selucia et Gorderan entendaient tout. Mais avec les femmes, il ne fallait jamais se montrer trop empressé. Quand on commettait cette erreur, elles en tiraient avantage ou se volatilisaient comme une goutte d’eau qui tombe dans un brasero. En matière d’avantages, Tuon était trop douée pour qu’on lui donne un coup de pouce, et pour faire sa cour comme il l’aurait fallu, Mat manquait trop de temps. Tôt ou tard, Tuon prononcerait les mots qui officialiseraient leur union. C’était couru, et justement, ça rendait de plus en plus urgente l’exploration de sa personnalité profonde. Un exercice jusque-là très difficile. Comparé à cette petite femme, un casse-tête de forgeron devenait un jeu d’enfant. Mais comment épouser une femme lorsqu’on ne savait rien d’elle ? Plus important encore, Mat devait l’inciter à ne plus le considérer comme un jouet. Une union avec une femme qui ne le respectait pas reviendrait à porter jour et nuit une chemise d’orties.