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Mais ce n’était pas tout. Mat devait inciter Tuon à l’aimer, ou au moins à l’apprécier. Sinon, il serait forcé de fuir son épouse pour l’empêcher de faire de lui un da’covale. Cerise sur le gâteau, il allait devoir exécuter tout ça très vite, avant d’être obligé de renvoyer la belle à Ebou Dar. Un beau défi, sans doute très excitant pour un héros de légende – le genre de cador en quête d’une occupation avant d’aller sauver le monde –, mais Mat Cauthon n’avait rien d’un fichu héros. Pourtant, il était dos au mur, avec très peu de temps devant lui, et sans aucun droit à l’erreur.

Depuis qu’il s’y était joint, la ménagerie n’avait jamais levé le camp si tôt. Ravi d’avoir peut-être réussi à flanquer la trouille à Luca, Mat dut vite déchanter.

Pas dans la matinée, car ils dépassèrent seulement des fermes isolées et des hameaux. Même si les gens se massaient devant leur maison pour voir passer la colonne – les enfants s’aventurant à courir près d’elle jusqu’à ce que leurs parents les rappellent –, ce n’était pas de nature à retenir l’attention du saltimbanque en chef. Hélas, en milieu d’après-midi, la ménagerie arriva en vue d’une agglomération plus grosse. Gué de Runnien – baptisé d’après une rivière prétentieuse qui, en réalité, avait tout de la flaque d’eau – n’arrivait pas à la cheville de Jurador, mais on y trouvait quand même quatre auberges de trois niveaux et un grand terrain vague, avant le cours d’eau, où les caravanes se rangeaient pour la nuit. Des deux côtés de la route, des fermes en dur avec verger et pâturage se succédaient à perte de vue – et peut-être même au-delà des collines qui, à droite comme à gauche, limitaient la visibilité. Pour Luca, c’était alléchant.

Histoire qu’il soit plus facile d’abreuver les chevaux et les animaux de cirque, le saltimbanque ordonna que la ménagerie s’installe au bord de l’eau. Vêtu d’une veste et d’un manteau rouges tellement ornés d’étoiles dorées et de comètes qu’un Zingaro serait mort de honte de les porter, Luca alla ensuite répandre la bonne parole dans le village.

Quand tout fut en place, de l’enseigne géante au mur d’enceinte en passant par le matériel des artistes, le saltimbanque revint en compagnie de trois hommes et de trois femmes.

Alors que Gué de Runnien n’était pas si loin que ça d’Ebou Dar, leurs vêtements n’avaient rien à voir avec la mode en vigueur dans la capitale. Sur leurs bottes montantes et leur pantalon sombre, les hommes arboraient une veste de laine courte de couleur vive et ornée de motifs géométriques dorés sur les épaules et les manches. Toutes portant leurs cheveux en chignon, les femmes paradaient dans des robes presque aussi colorées qu’une tenue de Luca. À partir de la taille et jusqu’aux chevilles, des motifs floraux scintillants ajoutaient encore à leur flamboyance.

Comme à Ebou Dar, les deux sexes trimballaient à la ceinture un long couteau – mais à lame droite, pour la majorité –, dont ils caressaient le manche dès que quelqu’un osait les regarder. Ça, au moins, ça ne risquait pas de dépayser ! Dès qu’il était question de susceptibilité, l’Altara décrochait sans peine le pompon.

La délégation était composée du bourgmestre, des quatre aubergistes et d’une assez vieille dame aux cheveux blancs tout de rouge vêtue. Une notable, sans doute, puisque les autres l’appelaient « Mère » et ne s’adressaient pas à elle sans baisser les yeux.

Vu l’âge du bourgmestre aux cheveux blancs et des aubergistes – plus de la première jeunesse –, Mat supposa que c’était la Sage-Dame du village.

Quand il la salua, alors qu’elle passait devant lui, la femme le foudroya du regard puis pointa fièrement le menton – une imitation parfaite de Nynaeve, championne toutes catégories du nez levé et des lèvres pincées. Eh bien, il s’agissait effectivement d’une Sage-Dame, et sûrement pas de la plus amène du monde.

À grand renfort de sourires, de gestes fleuris, de courbettes et d’envolées de manteau, Luca fit visiter la ménagerie aux six villageois. S’arrêtant de temps en temps, il incita quelques artistes – ici un jongleur, là un duo d’acrobates – à donner aux futurs spectateurs un avant-goût de leurs exploits.

Quand les six éclaireurs s’en furent allés, le sourire du saltimbanque tourna au vinaigre.

— Entrées gratuites pour eux, leurs conjoints et toute la marmaille, maugréa-t-il à l’intention de Mat. Et nous sommes supposés lever le camp si une caravane marchande se pointe. Ils ne l’ont pas dit comme ça, mais c’était très clair, surtout chez cette fichue Mère Darvale. Comme si ce trou perdu pouvait attirer assez de chariots pour remplir le terrain vague ! Des voleurs et des escrocs, Cauthon ! Les bouseux sont tous des bandits, et un honnête homme comme moi est à leur merci.

Très vite, Luca eut calculé ce qu’il gagnerait ici malgré les entrées gratuites. Alors qu’il aurait dû rayonner, il ne cessa pas de pleurnicher, même quand la queue, à l’entrée, se révéla presque aussi longue qu’à Jurador. Comble de la mauvaise foi, il osa même insister sur la petite fortune que lui auraient rapportée trois ou quatre jours de plus dans la ville du sel.

Trois ou quatre jours ! Sans l’arrivée des soldats, il aurait pris racine à Jurador jusqu’à ce qu’il n’y ait plus eu personne devant l’entrée. Les trois soudards, au fond, étaient peut-être une manifestation de la nature de ta’veren de Mat. Une théorie qui ne tenait pas la route, mais très réconfortante, une fois qu’on était loin du danger.

En tout cas, la façon de voyager de Luca se révéla mortelle. Après trois lieues au maximum, le saltimbanque repérait une petite ville ou un groupe de villages méritant une halte. L’appel des poches pleines, en quelque sorte – avec la ferme intention de les vider.

Même quand rien ne se dressait sur sa route, la ménagerie ne parcourait jamais plus de quatre lieues par jour. Détestant camper au bord d’une route, les soirs sans représentation, Luca jetait son dévolu sur la première clairière acceptable, quelle que soit l’heure de la journée. Un terrain assez vaste pour que les roulottes ne se serrent pas les unes contre les autres l’incitait même à négocier avec le fermier du coin.

Le lendemain, il pestait sans interruption contre la dépense, dès qu’elle dépassait un sou d’argent. Les cordons de sa bourse, il n’hésitait jamais à les serrer, ce radin maladif.

Des caravanes allaient et venaient dans les deux directions, leur rythme assez soutenu pour que des colonnes de poussière signalent leur présence. Quand on avait des choses à vendre, on ne traînait pas sur le chemin des places de marché.

De temps en temps, la ménagerie apercevait une caravane de Zingari, reconnaissable aux couleurs très vives des roulottes carrées. Immanquablement, elle se dirigeait vers Ebou Dar – une bizarrerie –, mais en traînant autant que la colonne de Luca. S’il y en avait une derrière la ménagerie, elle ne risquait pas de les rattraper.

Deux ou trois lieues par jour ! Et ces maudits dés qui continuaient à rouler dans la tête de Mat ! De quoi se demander, à chaque lacet de la route, ce qui risquait de les attendre derrière. Ou devaient-ils plutôt craindre des poursuivants ? De quoi donner de l’urticaire à un homme, vraiment.

La première nuit, près de Gué de Runnien, Mat était allé voir Aludra. À côté de sa roulotte d’un bleu qui piquait les yeux, elle avait érigé une sorte d’enclos de toile de quelque huit pieds de haut – un endroit tranquille pour lancer ses « fleurs nocturnes ». Bien entendu, la belle Illuminatrice avait sursauté quand le jeune flambeur, écartant le rabat, s’était introduit dans son fief.