À la lueur d’une lanterne au volet presque fermé, Mat réussit à voir qu’Aludra tenait entre ses mains une boule noire de la taille d’un gros melon. Vu sa taille, Gué de Runnien aurait droit à une seule « fleur nocturne ».
Prête à éjecter l’intrus, car même Luca était banni de ce lieu, Aludra ouvrit la bouche – un rien trop tard.
— Des cylindres de lancement, dit Mat en désignant les tubes de bois cerclés de fer alignés sur une large base en bois, devant la jeune femme. (Plus grands que lui, ces cylindres faisaient au moins un pied de diamètre.) C’est pour ça que tu veux un fondeur de cloches. Pour te faire fabriquer des cylindres en bronze. Mais même en me creusant la cervelle, je ne comprends pas pourquoi.
Une idée qui semblait absurde… Sans trop de peine, deux costauds pouvaient soulever un cylindre de bois et le hisser dans le chariot qui transportait le matériel d’Aludra. Pour la même pièce en bronze, il faudrait un palan. Une idée absurde, oui, mais Mat n’en avait pas trouvé de meilleure.
Aludra resta un moment silencieuse, ses traits noyés dans la pénombre.
— Voilà un garçon intelligent, lâcha-t-elle enfin.
Secouant la tête dans un concert de cliquetis de perles, elle eut un rire de gorge.
— Décidément, je devrais apprendre à tenir ma langue. Quand je promets quelque chose à un jeune homme malin, ça m’attire toujours des ennuis. Mais ne t’attends pas à des secrets qui te feraient rougir. Pour ça, il est trop tôt. Tu jongles déjà avec deux femmes, dirait-on, et je ne serai pas la troisième.
— Donc, j’ai deviné juste ? fit Mat, pas certain de se contrôler assez pour cacher sa surprise.
— Exact, lâcha Aludra.
Négligemment, elle lança sa « fleur nocturne » au jeune homme.
Avec un juron, il la rattrapa au vol et ne recommença pas à respirer avant de l’avoir bien en main. L’extérieur semblait être en cuir, avec une petite protubérance sur un côté – une mèche, reconnut assez vite Mat. Sur les plus petites fusées, il avait quelques connaissances. Par exemple, pour exploser, il leur fallait du feu, sauf si on laissait leur mystérieux contenu entrer en contact avec l’air. Cela dit, il en avait éventré une, un jour, sans qu’elle lui saute à la figure.
Mais qu’est-ce qui pouvait faire exploser une « fleur nocturne » ? Le modèle qu’il avait ouvert tenait dans une main. Une boule pareille les réduirait sans doute en charpie, Aludra et lui.
Soudain, Mat se sentit incommensurablement stupide. S’il y avait eu du danger, Aludra n’aurait pas lancé la boule ainsi. Du coup, il commença à jongler avec. Pas pour compenser sa réaction excessive, juste pour s’occuper les mains.
— Pourquoi des cylindres en bronze feraient-ils de meilleures armes ?
C’était l’objectif d’Aludra. Transformer en armes ses fusées, afin de faire payer aux Seanchaniens la destruction de la guilde des Illuminateurs.
— Ce que je vois ici est déjà assez effrayant.
Aludra récupéra la « fleur nocturne », marmonna quelques mots sur les « crétins congénitaux » puis fit tourner la boule entre ses mains pour examiner le revêtement de cuir. Mat avait-il été un peu rapide en postulant que ce truc n’était pas dangereux ?
Quand elle fut sûre que le « crétin congénital » n’avait pas endommagé son trésor, Aludra daigna enfin répondre :
— Avec la bonne charge, un cylindre en bois enverra cette boule à neuf cents pieds de haut dans le ciel. Si le lanceur n’est pas à la verticale, mais incliné, la distance parcourue peut être encore supérieure. Mais pas assez pour ce que j’ai en tête. Mais si la charge était plus forte, le bois s’embraserait. Tu saisis l’intérêt du bronze ? Avec un cylindre de ce genre, je pourrais envoyer un projectile plus petit que celui-là à plus d’une demi-lieue. Bien entendu, pour que la boule n’explose pas avant d’avoir atteint sa cible, il faudrait que sa mèche brûle encore plus lentement, mais c’est tout à fait faisable. Un projectile plus petit, oui, mais plus lourd, parce que en fer. Et à l’intérieur, pas de « fleurs nocturnes », juste une charge explosive.
Mat imagina la scène et en siffla entre ses dents. Des ravages au milieu des rangs ennemis, avant même qu’ils soient assez près pour apercevoir l’ombre d’un adversaire. Une méchante averse, quand on était dessous ! Aussi efficace que celle que pouvaient déchaîner des Aes Sedai ou ces fameux Asha’man. Plus efficace, même ! Pour utiliser le Pouvoir comme une arme, les Aes Sedai devaient être en danger. Quant aux Asha’man, on prétendait qu’il y en avait des centaines. Mais avec les rumeurs, comment distinguer le vrai du faux ? En outre, si les Asha’man avaient le même sale caractère que les Aes Sedai, ils décideraient où on avait besoin d’eux, et finiraient par prendre les batailles en main.
Alors qu’il réfléchissait à la meilleure manière d’utiliser les cylindres en bronze d’Aludra, Mat repéra immédiatement un gros défaut. Si l’ennemi ne venait pas de la bonne direction, ou s’il vous attaquait dans le dos, sachant qu’il fallait des palans pour déplacer les armes…
— Ces cylindres de lancement en bronze…, commença Mat.
— Ce sont des dragons, coupa Aludra. Les cylindres de lancement, c’est pour les « fleurs nocturnes ». Une joie pour les yeux. Mes armes, je les appellerai des dragons, et les Seanchaniens hurleront quand mes dragons les mordront.
Un ton à faire frissonner un bloc de glace…
— Tes dragons, si tu préfères… Quel que soit leur nom, ils seront très difficiles à déplacer. Pourrais-tu les monter sur des roues ? Comme un chariot ou une charrette ? Ou seraient-ils trop lourds pour que des chevaux les tirent ?
Aludra s’autorisa un nouvel éclat de rire.
— Je me réjouis de voir que tu ne te contentes pas d’être beau…
Gravissant les trois marches d’un escabeau pliant, Aludra fut à la bonne hauteur pour laisser glisser la « fleur nocturne » dans un cylindre, la mèche dirigée vers le bas. La boule s’enfonça un peu puis s’immobilisa, formant comme un dôme au bout du lanceur.
Aludra désigna une perche du même diamètre qu’un bâton de combat.
— Passe-la-moi ! lança-t-elle à Mat.
Quand il eut obéi, elle utilisa la bourre de cuir, à une extrémité, pour enfoncer la « fleur nocturne » dans son cylindre de lancement. À première vue, elle n’eut pas à forcer beaucoup.
— J’ai déjà dessiné les plans d’un chariot à dragon. Quatre chevaux suffiraient, même si on ajoute une remorque pour transporter les « œufs ». Pas des « fleurs nocturnes », mais des « œufs de dragon » ! Tu vois, je n’ai pas seulement réfléchi à la façon de fabriquer mes armes. J’ai pensé à la meilleure manière de les utiliser.
Sortant la bourre du cylindre, Aludra redescendit au niveau du sol et ramassa la lanterne.
— Viens avec moi, dit-elle. Je dois faire fleurir le ciel, à présent. Après, j’aimerais dîner puis me coucher.
À l’extérieur de l’enclos de toile, des objets étranges étaient rangés sur un râtelier. Un bâton fourchu, une paire de pinces longue de six bons pieds et toute une collection de bizarreries du même genre – toutes en bois, cependant. Posant la lanterne sur le sol, Aludra rangea la bourre sur le râtelier et y prit une boîte carrée.
— Je suppose que tu voudrais apprendre à fabriquer les poudres secrètes, pas vrai ? Eh bien, une promesse est une promesse. Et désormais, la guilde, c’est moi toute seule…
Après cette remarque amère, l’Illuminatrice souleva le couvercle de la boîte.
Un objet bizarre, vraiment. Un gros cube, en réalité, mais percé de dizaines de trous, chacun contenant une fine tige. Aludra en choisit une et referma le couvercle.
— À ce titre, reprit-elle, je décide ce qui est secret et ce qui ne l’est pas.
— Pour le moment, j’ai autre chose en tête. Pour ton affaire, il faudra que tu viennes avec moi. Je connais quelqu’un qui serait prêt à payer pour faire fondre autant de « dragons » que tu voudras. D’Andor jusqu’à Tear, cette personne peut convaincre tous les artisans d’oublier les cloches pour fabriquer tes cylindres.