Éviter de prononcer le nom de Rand n’empêcha pas les sempiternelles couleurs de tourbillonner dans la tête de Mat. Cette fois, il eut la vision fugitive de son ami – habillé de la tête aux pieds, la Lumière en soit louée – en train de parler avec Loial dans une pièce aux murs lambrissés. Le Dragon et l’Ogier n’étaient pas seuls, mais la vision dura trop peu pour que Mat reconnaisse les autres personnes. Si impossible que ce fût, il aurait juré que cette scène se déroulait à l’instant même où il la voyait.
Revoir Loial aurait été un plaisir, certes, mais que la Lumière le brûle, il devait bien y avoir un moyen de chasser à jamais ces visions de sa tête !
— Et si mon ami n’est pas intéressé…
Les couleurs revinrent, mais une forte résistance les força à se dissiper.
— Eh bien, tes dragons, je pourrai les payer de ma poche. Des centaines – en tout cas, un sacré nombre !
La Compagnie devrait tôt ou tard affronter les Seanchaniens et sans doute aussi les Trollocs. Mat, son chef, serait là quand ça arriverait. C’était inévitable. Même s’il faisait tout pour se défiler, sa fichue nature de ta’veren le conduirait au milieu de ce carnage. Dans ces conditions, il était prêt aux dépenses les plus libérales pour disposer d’armes capables de tuer ses ennemis à distance – avant qu’ils aient une chance de lui transpercer la peau.
La tête inclinée sur un côté, Aludra fit la moue.
— Qui est cette personne si puissante ?
— Ce devra être un secret entre nous. Thom et Juilin sont au courant, tout comme Egeanin, Domon, les Aes Sedai – Teslyn et Joline, au minimum –, Vanin et tous les Bras Rouges. Personne d’autre ne sait, et je ne veux pas que ça change.
Par le sang et les cendres, c’était déjà connu de bien trop de gens. Quand Aludra eut acquiescé, Mat enchaîna :
— Le Dragon Réincarné, voilà de qui il s’agit.
Les couleurs revinrent, suivies par l’image de Rand et Loial. Les choses allaient être moins faciles que Mat l’aurait cru.
— Tu connais le Dragon Réincarné ? demanda Aludra, dubitative.
— Nous avons grandi dans le même village, révéla Mat tout en luttant contre les couleurs.
Cette fois, elles faillirent se mélanger avant de se dissiper.
— Si tu ne me crois pas, demande à Joline et à Teslyn. À Thom, aussi. Mais assure-toi d’être seule avec eux. C’est secret, ne l’oublie pas.
— Depuis ma plus tendre enfance, la ligue était toute ma vie…, souffla Aludra.
Grattant la tige contre un côté de la boîte, elle en embrasa le bout – et une forte odeur de soufre monta aux narines de Mat.
— Aujourd’hui, ma vie, ce sont les dragons. Pour me venger des Seanchaniens.
Aludra se pencha, enflamma une longue mèche noire qui dépassait de l’enclos, secoua la tige jusqu’à ce qu’elle s’éteigne et la laissa tomber.
En crépitant, la flamme se propagea le long de la mèche.
— J’ai tendance à te croire…, dit la jeune femme. (Elle tendit la main à Mat.) Quand tu partiras, je viendrai avec toi. Et tu m’aideras à fabriquer des dragons.
Alors qu’il serrait la main d’Aludra, Mat crut un instant que les dés s’étaient arrêtés. Mais ils recommencèrent à rouler dès la seconde suivante. Son imagination, sans doute… Ce pacte avec Aludra, après tout, pouvait aider la Compagnie – et accessoirement son chef –, mais il ne bouleversait rien, et surtout pas le destin. Mat devrait toujours livrer une série de batailles. Si prêt et entraîné qu’on soit – et même avec sous ses ordres les meilleurs soldats du monde –, à la guerre, la chance et la malchance jouaient un rôle capital, y compris pour un type comme lui. Les dragons n’y changeraient rien. Cela dit, les dés ne faisaient-ils pas moins de bruit ? Il aurait dit que non, mais comment en être sûr ? Jusque-là, cependant, ils n’avaient jamais roulé moins vite sans s’arrêter totalement. Donc, c’était bien son imagination.
Un bruit sourd monta de l’enclos et de la fumée s’en éleva. Quelques instants plus tard, les « fleurs nocturnes » s’épanouirent au-dessus de Gué de Runnien – un fabuleux bouquet de rouge et de vert.
Les nuits suivantes, cette « floraison » s’était reproduite des dizaines de fois dans les rêves de Mat. Mais les « fleurs » s’y épanouissaient entre des cavaliers en train de charger ou des colonnes de lanciers déchiquetant les chairs comme les feux d’artifice, il l’avait vu de ses yeux, pouvaient désintégrer des pierres.
Dans ses songes, Mat tentait de saisir les projectiles entre ses mains pour les arrêter, mais il ne pouvait rien contre la pluie mortelle qui s’abattait sur une centaine de champs de bataille.
Alors, le jeune homme versait une larme sur les morts et les dévastations. Soudain, le bruit des dés, dans sa tête, ressemblait à des éclats de rire. Pas les siens, mais ceux du Ténébreux.
Alors que le soleil pointait à l’horizon sous un ciel sans nuages, Mat, assis sur le marchepied de sa roulotte verte, taillait son bâton d’if noir avec un couteau aiguisé comme un rasoir. Pour cette opération, la délicatesse s’imposait – une entaille maladroite, et tout était fichu.
Quand Egeanin et Domon sortirent, ils étaient sur leur trente et un, ce qui ne manqua pas d’étonner le jeune flambeur. Certes, il n’était pas le seul à avoir acheté des vêtements à Jurador, mais sans or pour les stimuler – celui de Mat, bien sûr –, les couturières devaient encore en être au stade de l’ébauche.
La Seanchanienne aux yeux verts portait une robe vert brillant rehaussé de fleurs blanches et jaunes sur les manches et au col. Pour tenir sa longue perruque noire, elle avait choisi un fichu à motifs floraux.
L’air étrange avec ses cheveux courts et son collier de barbe illianien, Domon avait brossé sa veste marron élimée au point de lui redonner un semblant de jeunesse. Contournant Mat, le couple s’éloigna sans un mot pour lui.
Oubliant l’incident, le jeune flambeur faillit crier de surprise quand les deux… tourtereaux revinrent du village au bout d’une heure pour annoncer que Mère Darvale venait de les marier.
De quoi en rester bouche bée. Pour avoir une idée du caractère d’Egeanin, il suffisait de regarder son visage dur où brillaient des yeux perçants. Comment Domon pouvait-il avoir eu envie d’épouser cette créature ? Autant s’unir à une ourse.
S’avisant que l’Illianien le foudroyait du regard, Mat se leva d’un bond et gratifia les deux époux d’une belle révérence.
— Félicitations, maître Domon. Et à toi aussi, maîtresse Domon. Que la Lumière brille sur vous.
Que dire d’autre en de telles circonstances ?
Domon continua à fulminer comme s’il lisait les pensées de Mat, et Egeanin grogna :
— Je me nomme Leilwin Sans-Navire, Cauthon. C’est le nom qu’on m’a donné, et je mourrai avec. Un très bon nom, puisqu’il m’a aidée à arrêter une décision que j’aurais dû prendre il y a des semaines. (Le front plissé, elle coula un regard en biais à Domon.) Tu comprends pourquoi je ne peux pas prendre ton nom, pas vrai, Bayle ?
— Non, ma puce, répondit tendrement Domon en posant un de ses battoirs sur l’épaule de sa « belle ». Mais puisque tu as bien voulu m’épouser, je me fiche du nom que tu entends utiliser.
Egeanin sourit puis plaqua une main sur celle de son amoureux, qui dévoila largement ses dents.
Lumière ! Ces deux-là étaient à donner la nausée. Si le mariage poussait un homme à sourire comme un idiot à la première occasion…
Non, pas Mat Cauthon ! Lui aussi, il n’était pas loin d’avoir la bague au doigt, mais ce n’était pas demain qu’on l’entendrait roucouler comme un crétin.