Cela dit, à cause de cette union, il se retrouva un quart d’heure plus tard sous la tente verte à rayures de deux Domani, des frères, cracheurs de feu et avaleurs de sabres. Thom lui-même reconnaissait que Balat et Abar étaient de grands artistes. Étant très appréciés de leurs collègues, trouver un autre hébergement ne leur poserait aucun problème. Mais niveau loyer, ils demandaient autant que pour la roulotte. Dans la ménagerie, tout le monde savait que Mat était plein aux as. Du coup, les deux frangins en rajoutèrent sur le sacrifice qu’ils faisaient en abandonnant un foyer si douillet…
Un cagibi de toile, plutôt ! Mais un jeune couple avait besoin d’intimité, et Mat était ravi de lui en procurer, si ça pouvait lui épargner de voir ces deux idiots se regarder dans le blanc des yeux pendant des heures. En outre, il en avait assez de dormir par terre une nuit sur deux. Sous la tente, au moins, il aurait une couchette – très dure, mais pas autant qu’un plancher.
Tout compte fait, constata-t-il quand ses affaires eurent été transférées sous la tente et rangées dans deux coffres, seul ici, il avait plus de place qu’à trois dans la roulotte. Cerise sur le gâteau, la table de toilette serait rien qu’à lui, comme le fauteuil à dossier droit pas trop branlant, le solide tabouret et la table assez grande pour y poser une assiette, un gobelet et deux lampes en cuivre à peu près convenables.
Le coffre d’or, lui, resterait dans la roulotte. Pour tenter de cambrioler Domon, il aurait fallu être fou. Et deux fois plus cinglé pour s’en prendre à Egeanin. Enfin, Leilwin, puisqu’elle insistait, même si Mat restait certain qu’elle recouvrerait un jour la raison.
Après une première nuit passée à côté de la roulotte des Aes Sedai – la tête de renard froide contre sa poitrine presque jusqu’à l’aube –, Mat prit les mesures qui s’imposaient pour que sa tente, par la grâce des Bras Rouges, soit systématiquement dressée près du véhicule de Tuon.
— Tu entends me surveiller ? demanda froidement la jeune femme la première fois qu’elle vit le nouveau fief de son galant.
— Non, j’espère seulement t’apercevoir plus souvent.
Au nom de la Lumière, c’était la stricte vérité. Bien sûr, l’envie de fuir les Aes Sedai avait joué, mais ça ne jetait aucune ombre sur la sincérité du jeune galant.
Pourtant, Tuon parla par signes à Selucia, et toutes deux s’esclaffèrent lourdement – une crise de fou rire –, avant de se reprendre et de battre en retraite dans leur roulotte avec une dignité régalienne. Les femmes !
Sous sa tente, Mat ne savoura pas souvent les joies de la solitude. Après la mort de Nalesean, il avait pris Lopin pour aide de camp, et le Tearien trapu et barbu passait sans cesse la tête par le rabat afin de demander si son maître voulait dîner, avait soif ou désirait goûter aux figues séchées qu’il venait juste d’acheter… Lopin se vantait de pouvoir acquérir des friandises n’importe où, y compris là où il était censé ne pas y en avoir.
Le reste du temps, il venait retourner les vêtements, dans les coffres, pour voir s’il y en avait à repriser, à nettoyer ou à repasser. Chaque fois, il trouvait quelque chose alors que Mat estimait que tout était parfait.
Le serviteur mélancolique de Talmanes accompagnait souvent ce bon Lopin. Pour l’essentiel, parce que ce petit Cairhienien aux cheveux gris s’ennuyait. Selon Mat, ne pas avoir de travail était plutôt une raison de se réjouir, mais Nerim, lui, multipliait les commentaires geignards sur le pauvre Talmanes, contraint de se passer de lui. À cette heure, il avait dû engager un autre serviteur, hélas…
Pour quelques miettes de couture ou de nettoyage, Nerim aurait défié Lopin en duel. Implacable, il réclamait même de cirer les bottes de Mat un jour sur deux.
En plus de ces fâcheux, Noal passait de temps en temps pour raconter ses histoires et Olver, quand il n’affrontait pas Tuon, venait jouer aux pierres ou à serpents et renards. Thom s’invitait aussi pour des parties de pierres et pour partager avec Mat les rumeurs qu’il glanait dans les villes et les villages.
Juilin aussi venait souvent au rapport, toujours en compagnie d’Amathera. L’ancienne Panarch du Tarabon était assez jolie, selon Mat, pour qu’on puisse comprendre l’intérêt que lui portait le pisteur de voleurs. Avec sa jolie bouche en cœur faite pour donner et recevoir des baisers, elle s’accrochait au bras de Juilin comme si elle lui rendait ses sentiments. Mais ses grands yeux dérivaient toujours vers la tente de Tuon – même quand elle était sous celle de Mat –, et Juilin réussissait de justesse à l’empêcher de se prosterner chaque fois qu’elle apercevait Selucia ou sa maîtresse. Avec Egeanin, elle se comportait de la même manière. Idem face à Bethamin et à Seta. Sachant qu’Amathera avait été da’covale pendant quelques mois seulement, ce spectacle donnait la chair de poule à Mat. Quand elle l’aurait épousé, Tuon comptait-elle vraiment faire de lui un da’covale ?
Mat finit par dire à ses amis de ne plus lui rapporter les rumeurs concernant Rand. Lutter contre les couleurs l’épuisait, et il était loin de gagner à chaque coup. Parfois, ça se passait très bien, mais dès qu’il apercevait Rand et Min, c’était une autre affaire.
De toute façon, les rumeurs se ressemblaient toutes. Le Dragon Réincarné était mort, assassiné par les Aes Sedai, les Asha’man, les Seanchaniens ou une kyrielle d’autres tueurs. Non, il se cachait, levant en secret une immense armée. De village en village, et parfois de taverne en taverne, les hypothèses les plus absurdes fleurissaient.
Une seule chose semblait établie : Rand n’était plus à Cairhien, et personne ne savait où il se trouvait. Le Dragon Réincarné s’était volatilisé.
Mat ne cessait pas de s’étonner du cas que les villageois et les fermiers faisaient de cette affaire – aussi inquiets, sinon plus, que les marchands de passage et leurs employés. Pourtant, parmi ces gens, qui connaissait sur le Dragon autre chose que des racontars ou des légendes ? En toute logique, sa disparition n’aurait pas dû les effrayer.
Pourtant, c’était le cas, Thom et Juilin se montraient catégoriques – jusqu’à ce que Mat leur dise d’éviter ce sujet.
Si le Dragon Réincarné avait péri, qu’allait devenir le monde ? Une question obsédante que tout un chacun posait au petit déjeuner, au dîner et même en allant au lit.
Mat aurait pu annoncer que le Dragon était bien vivant. Sur ce point, les couleurs ne pouvaient pas mentir. Mais ensuite, il aurait dû expliquer comment il le savait. Thom et Juilin eux-mêmes ayant des doutes, les marchands et tous les autres l’auraient pris pour un cinglé. Et s’ils l’avaient cru, par le plus grand des hasards, des rumeurs auraient commencé à courir sur son compte, attirant tôt ou tard l’attention des Seanchaniens. En conséquence, s’il avait eu le choix, Mat aurait bien banni les fichues couleurs de sa tête.
Son déménagement sous la tente lui avait valu des regards suspicieux. Sans parler des ragots… Pour commencer, il s’était enfui avec Egeanin – bon, d’accord, Leilwin ! – dont Domon était censément le serviteur. Aujourd’hui, le serviteur était devenu l’époux, et l’amant avait levé le camp.
Certains artistes pensaient qu’il avait bien mérité son sort, après avoir fricoté avec Tuon. Cependant, beaucoup d’entre eux, à sa grande surprise, lui manifestaient de la sympathie. Certains hommes lâchaient des commentaires acides sur les femmes « volages » – quand il n’y avait pas d’oreilles féminines dans le coin –, et une partie des femmes célibataires, contorsionnistes, acrobates ou simples couturières, le couvaient de regards tendres qui n’auguraient rien de bon. Sensible aux marques d’attention, Mat les aurait bien plus appréciées si ces dames ne l’avaient pas bombardé d’œillades essentiellement quand il était avec Tuon. La première fois, il en était resté bouche bée.