Cela dit, sa future épouse semblait trouver ça amusant. « Semblait », oui… Mais seul un imbécile pouvait croire qu’une femme était inoffensive parce qu’elle souriait…
Continuant à déjeuner avec Tuon – quand la ménagerie ne voyageait pas –, Mat avait pris l’habitude d’arriver en avance pour leurs parties de pierres vespérales. Du coup, là aussi, Tuon devait l’inviter à sa table.
Quand une femme nourrissait un homme deux fois par jour, l’affaire était dans le sac. Sauf que sa dulcinée ne le laissait pas toujours entrer dans la roulotte. Un soir, il avait trouvé porte close, et aucune plaidoirie n’avait convaincu Tuon ou Selucia de la déverrouiller. Renseignement pris, un oiseau s’était introduit dans le véhicule pendant la journée, et on ne pouvait imaginer plus mauvais augure. Du coup, les deux femmes avaient passé la nuit en prière et en contemplation, histoire de bannir le mal ou on ne savait quel démon.
Les Seanchaniens semblaient passer la moitié de leur vie à sacrifier à d’étranges superstitions. Tuon et Selucia, en tout cas… Par exemple, dès que l’une ou l’autre voyait une toile d’araignée déchirée, avec la créature toujours à l’intérieur, il fallait qu’elle se mette à gesticuler. Un jour, avec un sérieux inébranlable, Tuon avait expliqué à Mat qu’éliminer une toile sans en faire d’abord sortir l’occupante revenait à provoquer la mort d’un proche dans le mois à venir.
Dès qu’un vol d’oiseaux décrivait plus d’un cercle dans le ciel, c’était un orage garanti. Plus sophistiqué, quand ces dames dispersaient une colonne de fourmis en marche, le temps dont les insectes avaient besoin pour reprendre la formation leur permettait de « calculer » le nombre de jours de beau temps qui se succéderaient.
Rien de tout ça ne fonctionnait ? Eh bien, Tuon et Selucia s’en fichaient. Trois jours après le double cercle d’oiseaux – des corbeaux, en général, une vision peu rassurante –, il finissait par pleuvoir, mais sans tonnerre ni éclairs. Un vulgaire crachin, plutôt.
— À l’évidence, dit un soir Tuon en posant délicatement une pierre blanche sur le plateau de jeu, Selucia s’est trompée en observant les fourmis.
En chemisier blanc et robe d’équitation, Selucia hocha gravement la tête. Comme d’habitude, même à l’intérieur, elle portait un foulard autour de ses cheveux courts. En ce jour, elle avait choisi un modèle rouge et or qui lui allait à merveille. Tout de soie bleue vêtue, Tuon arborait une tunique longue qui lui couvrait les hanches et une jupe divisée si étroite qu’elle faisait plutôt penser à un pantalon. Pour donner ses instructions aux couturières, elle prenait chaque fois un temps fou, et le résultat ressemblait rarement à quelque chose que Mat eût déjà vu de ses yeux. La mode seanchanienne, sans doute. Par bonheur, elle disposait aussi de quelques robes d’équitation qui n’attiraient pas l’attention lorsqu’elle devait sortir.
Sur le toit de la roulotte, la pluie tambourinait inlassablement.
— À l’évidence, l’augure fourni par les oiseaux a été altéré par la divination à base de fourmis. Ce n’est jamais simple, Jouet. Tu devras apprendre tout ça. Je ne veux pas frayer avec un ignorant.
Mat acquiesça comme si c’était d’une logique limpide, puis il posa sa pierre noire. Dire que cette donzelle qualifiait de « superstition » sa répugnance naturelle envers les corbeaux et les corneilles. Décidément, avec les femmes, savoir la fermer au bon moment était une compétence précieuse. Avec les hommes aussi, mais moins souvent. Parce qu’il était plus facile de deviner ce qui les mettrait en pétard.
Dialoguer avec Tuon pouvait être dangereux de plusieurs façons.
— Que sais-tu du Dragon Réincarné ? demanda-t-elle à Mat un autre soir.
Le jeune flambeur faillit s’étrangler avec son vin. Du coup, les couleurs naissantes, dans sa tête, furent dissipées par une quinte de toux.
Le vin avait tout de la piquette, ces derniers temps. Même Nerim peinait à en trouver du bon.
— Eh bien, c’est le Dragon Réincarné, répondit Mat quand il put de nouveau parler.
Une fraction de seconde, il avait vu Rand en train de dîner à une grande table.
— Qu’y a-t-il de plus à savoir ?
Toujours efficiente, Selucia remplit le gobelet du jeune homme.
— Bien des choses, Jouet. Pour commencer, avant Tarmon Gai’don, il devra s’agenouiller devant le Trône de Cristal. Sur ce point, les prophéties sont claires. Hélas, je ne sais toujours pas où il est, ce Dragon. Si c’est lui qui a soufflé dans le cor de Valère, comme je le crois, il est de plus en plus urgent que je le trouve.
— Le Cor de Valère…, répéta Mat, piteux. (Que racontaient donc ces fichues prophéties ?) On l’aurait retrouvé ?
— Il faut croire, puisque quelqu’un a soufflé dedans. Les rapports provenant de l’endroit où c’est arrivé – un lieu nommé Falme – sont inquiétants. Très inquiétants, même. Détenir l’homme ou la femme qui a soufflé dans le Cor est peut-être aussi vital que contrôler le Dragon en personne. Jouet, vas-tu enfin te décider à poser ta pierre ?
Mat joua un coup. Trop perturbé, il n’eut pas à lutter contre les couleurs, qui disparurent sans former de vision. Dans cet état, avec une position gagnante pour lui, il réussit de justesse à faire partie nulle.
— Tu as très mal joué, à la fin, souffla Tuon, les yeux baissés sur le plateau où les pierres noires et les blanches se neutralisaient.
Dans le regard de Tuon, Mat lut qu’elle essayait de se rappeler à quel moment il avait déraillé. Et de quoi ils parlaient à cet instant précis.
Converser avec Tuon, c’était comme marcher le long d’une corniche, sur une falaise. Un seul faux pas, et Mat Cauthon serait aussi mort qu’on pouvait l’être. Hélas, sur cette corniche, il devait y marcher. Parce qu’il n’avait pas le choix, bien sûr, mais aussi parce que ça lui plaisait. En un sens, en tout cas. Plus il passait de temps avec Tuon, mieux il mémorisait son visage en forme de cœur – au point de pouvoir l’invoquer juste en fermant les yeux. Mais il y avait toujours la possibilité d’un faux pas. Et sa chute, il la voyait aussi très clairement.
Plusieurs jours durant, après avoir apporté le bouquet de fleurs en soie, Mat s’était abstenu de débouler avec un cadeau. Chez sa belle, il lui semblait désormais voir de la déception quand il arrivait les mains vides.
Du coup, quatre jours après le départ de Jurador, alors que le soleil se levait dans un ciel presque limpide, il invita Tuon et Selucia à sortir de leur roulotte. En réalité, il se serait contenté de Tuon, mais réussir à séparer Selucia de sa maîtresse était un exploit hors de sa portée. Un jour, il avait plaisanté sur cette « relation fusionnelle », mais les deux femmes avaient fait mine de ne rien avoir entendu.
Souvent, Mat se félicitait d’avoir parfois réussi à faire rire Tuon d’une de ses blagues. Sinon, il aurait pu croire qu’elle n’avait aucun sens de l’humour.
Enveloppée dans un manteau vert à capuche qui dissimulait presque son foulard rouge, Selucia lorgnait Mat sans cacher sa suspicion. Mais ça, c’était habituel.
Rétive à se couvrir la tête, Tuon cachait pourtant ses courts cheveux noirs sous sa capuche.
— Mets les mains sur tes yeux, Précieuse, dit Mat. J’ai une surprise pour toi.
— J’adore les surprises ! s’écria Tuon en obéissant.
Un instant, elle sourit d’impatience, mais ça ne dura pas.
— Enfin, certaines surprises, Jouet.
Si ce n’était pas une mise en garde…
Campée près de sa maîtresse, Selucia semblait parfaitement détendue. En réalité, elle était comme une tigresse prête à bondir. Pour sa part, devina Mat, elle devait détester les surprises.
— Attendez ici, toutes les deux…
Contournant la roulotte, Mat s’absenta un court moment. Quand il revint, il tenait Pépin et la jument rasoir par la bride. Sellée et harnachée comme son congénère, la jument frétillait d’impatience à l’idée de galoper.