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— Tu peux regarder, maintenant… Je me suis dit qu’une balade à cheval te ferait plaisir.

Ils avaient des heures devant eux. À voir les allées vides, entre les roulottes, la ménagerie aurait aussi bien pu être abandonnée. Des cheminées, il ne montait pas encore de fumée.

— Cette jument est à toi, annonça Mat.

Avant de se pétrifier, les mots parvenant tout juste à sortir de sa bouche.

Plus aucun doute à avoir, désormais. Dès qu’il avait dit : « Cette jument est à toi », le bruit des dés avait diminué de beaucoup. Presque disparu, pour tout dire. Et il ne s’agissait pas d’un ralentissement du roulement, il en avait la certitude. Parce que plusieurs jeux avaient fait du bruit dans sa tête. Au moment où il avait conclu son pacte avec Aludra, l’un de ces jeux s’était arrêté. Un autre venait de l’imiter au moment où il offrait la jument rasoir à Tuon. En soi, c’était déjà bizarre. En quoi faire ce présent à sa promise pouvait-il influencer son destin ? Mais ce n’était pas l’essentiel. Supporter un jeu de dés avait toujours été pénible, alors, s’il y en avait plusieurs, désormais… Combien d’autres continuaient à rouler sous son crâne ? Combien de moments « fatidiques » allaient encore s’écrouler sur lui comme un bâtiment de trois niveaux ?

Sourire aux lèvres, Tuon approcha de la jument et l’examina avec le même professionnalisme que Mat. Après tout, pour se distraire, elle dressait des chevaux. Et des damane, par la Lumière !

Selucia, elle, examinait Mat, son visage aussi inexpressif que d’habitude. À cause de la jument rasoir ou parce qu’il s’était pétrifié ?

— C’est une jument rasoir, annonça le jeune flambeur en flattant les naseaux de Pépin.

Pas du tout en manque d’exercice, le hongre semblait gagné par l’impatience de sa congénère.

— Les Domani de haut rang préfèrent les rasoirs, et je doute que tu voies un jour un autre spécimen ailleurs qu’en Arad Doman. Comment vas-tu l’appeler ?

— Baptiser un cheval avant de l’avoir monté porte malchance, dit Tuon en s’emparant des rênes de la jument. (Elle rayonnait, ses grands yeux brillant.) Jouet, c’est une bête magnifique. Un merveilleux cadeau. Soit tu as l’œil et le bon, soit tu es un sacré veinard.

— J’ai l’œil d’un expert, Précieuse, répondit Mat, un peu inquiet.

Malgré la valeur du cadeau, Tuon semblait surréagir.

— Si tu le dis… Où est la monture de Selucia ?

Eh bien, c’était encore raté ! Mais un homme avisé couvrait ses arrières. D’un sifflement, Mat fit accourir Metwyn, un cheval pommelé sellé tenu par la bride.

Mat fit mine d’ignorer le sourire triomphant du Bras Rouge cairhienien. Metwyn avait parié que son chef ne réussirait pas à se débarrasser de Selucia. Il ne s’était pas trompé, mais pourquoi la ramener ainsi ?

Le hongre pommelé de dix ans, estima Mat, serait assez doux pour Selucia – en principe, les dames de compagnie faisaient de piètres cavalières. Mais la Seanchanienne aux seins majestueux examina le cheval avec la même assurance que Tuon. Quand elle eut terminé, elle gratifia Mat d’un regard qui en disait plus long qu’un discours. Pour ne pas gâcher la fête, elle voudrait bien monter ce canasson, mais on ne l’y prendrait plus. Avec un seul regard, les femmes pouvaient exprimer un millier de choses…

Une fois sortie du terrain vague où stationnait la ménagerie, Tuon fit avancer la jument rasoir au pas, puis elle passa au trot et enchaîna par un petit galop. Un moment, Mat s’inquiéta à cause de la mauvaise qualité de la route – de l’argile jaune compactée d’où émergeaient encore quelques anciens pavés. Rien de bien dangereux pour des chevaux correctement ferrés, et de ce côté-là, Mat avait fait le nécessaire.

Pour le plaisir de la voir sourire, il chevaucha à côté de Tuon. Quand elle s’amusait, l’austère juge suprême se volatilisait, et elle redevenait une petite fille.

L’admirer ne fut pas facile, puisque Selucia vint se glisser entre les deux jeunes gens. En matière de chaperon, on aurait eu du mal à trouver mieux – ou pire, selon le point de vue qu’on adoptait. Et à voir son demi-sourire, cette chipie se régalait de torturer le galant de sa maîtresse.

Au début, le trio eut la route pour lui tout seul, à l’exception de quelques chariots de fermiers. L’heure avançant, une caravane de Zingari apparut dans le lointain. Une longue file de roulottes aux couleurs vives avançait vers le sud, flanquée par de gros chiens.

Ces cabots étaient la seule véritable protection des Gens de la Route. Le conducteur du premier véhicule – aussi rouge que la pire veste de Luca, avec un encadrement jaune et des roues vert et or – se leva à demi pour observer les trois cavaliers, puis il se rassit et souffla quelques mots à la femme assise à ses côtés. À l’évidence, la présence de deux femmes l’avait rassuré sur les intentions du trio. Par nécessité, les Zingari se montraient très prudents. Un seul homme à l’air menaçant aurait suffi pour que la caravane entière détale sans demander son reste.

Mat salua le chef des Zingari lorsque les deux groupes se croisèrent. Fidèle à la tradition, l’homme portait une veste verte qui piquait les yeux plus encore que les roues de son véhicule, et la robe de sa femme, en dégradé de bleu, brillait assez pour servir de costume de scène à un artiste.

Le Zingaro leva une main pour rendre son salut à Mat.

Sans crier gare, Tuon talonna sa monture, la fit tourner sur la droite et fonça jusqu’au couvert des arbres, son manteau battant au vent. Avec dix secondes de décalage, Selucia imita sa maîtresse. Après avoir retiré son chapeau, qui aurait risqué de s’envoler, Mat suivit les deux femmes.

Des cris montèrent de la caravane, mais il s’en ficha comme de sa première chemise. Le seul sujet de son attention, c’était Tuon. Que faisait-elle donc ? Une tentative d’évasion ? Non, c’était impossible. En revanche, elle n’avait jamais juré de ne pas forcer Mat à s’arracher les cheveux. Et là, elle semblait sur le point d’y parvenir.

Pépin eut tôt fait de dépasser Selucia – qui détesta ça, bien entendu –, mais la jument rasoir de Tuon ne l’entendit pas de cette oreille et resta en tête alors que le terrain s’élevait à l’approche d’une enfilade de collines.

Sur le passage des chevaux, des oiseaux affolés s’envolaient en lâchant des cris indignés. Des colombes grises, reconnut Mat, plus quelques cailles brunes mouchetées et une poignée de grouses à col marron.

Pour que la balade tourne à la catastrophe, il suffirait que la jument ait peur d’un de ces volatiles. Quand un oiseau s’envolait sur son passage – soit quasiment devant ses sabots –, la monture la mieux dressée pouvait se cabrer puis tomber. Pour ne rien arranger, Tuon galopait comme une folle, daignant dévier de la ligne droite uniquement quand un obstacle se dressait devant elle. À l’exception des arbres déracinés, qu’elle sautait comme lors d’un concours. Pour se comporter ainsi, avait-elle une idée de ce qui l’attendait au sortir de la forêt ?

En grimaçant chaque fois qu’il dut faire sauter un tronc d’arbre à Pépin, Mat se résigna à galoper comme un fou. Même si son hongre était au maximum, il le talonna comme s’il pouvait galoper encore plus vite.

Maudite soit la jument rasoir ! Ou plutôt, maudit soit le crétin qui l’avait trop bien choisie.

Le terrain montant toujours, la poursuite continua.

À plus d’un quart de lieue de la route, Tuon tira brusquement sur ses rênes. Dans ce coin, les arbres très anciens étaient bien moins serrés les uns contre les autres. Du coin de l’œil, Mat identifia de grands pins noirs hauts de quelque quarante pieds et des chênes si énormes que leur tronc, coupé en deux dans le sens de la longueur, aurait fourni des plateaux de table assez grands pour accueillir une dizaine de convives.