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À part les touffes d’herbes qui dissimulaient les pierres enfouies et celles qui pointaient de la terre, le sol se révéla plutôt aride. Rien d’étonnant, car lorsqu’ils atteignaient des tailles pareilles, les chênes étouffaient tous les végétaux plus faibles.

— Ce cheval est meilleur qu’il en a l’air, dit cette cinglée de Tuon lorsque Mat l’eut rejointe.

Flattant l’encolure de la jument rasoir, elle semblait simplement ravie d’avoir fait une belle balade.

— Tu es peut-être vraiment un expert…

Quand Tuon abaissa sa capuche, ses cheveux noirs crépus apparurent, éveillant chez Mat le désir de les caresser.

— Que la Lumière brûle les fichus experts ! grogna-t-il en remettant son chapeau.

Il aurait dû parler gentiment, et il le savait. Mais une lime n’aurait pas suffi à aplanir les aspérités de son ton.

— Tu chevauches toujours comme une idiote ? Tu aurais pu tuer cette jument avant même qu’elle ait un nom. Pire encore, tu aurais pu te tuer. J’ai promis que tu rentrerais chez toi en un seul morceau, et j’ai l’intention de tenir parole. Si chaque sortie à cheval est une tentative de suicide, il n’y en aura plus…

Aussitôt qu’il les eut prononcées, Mat regretta ces paroles. Avec un peu de chance, un homme aurait pris cette menace pour une blague, mais une femme… Bon, il ne lui restait plus qu’à attendre l’explosion. En comparaison, redoutait-il, les « fleurs nocturnes » d’Aludra lui paraîtraient bien pâles.

Tuon remonta sa capuche, inclina la tête d’un côté et de l’autre, puis la hocha avec conviction.

— Je vais l’appeler Akein. « Hirondelle », dans ta langue.

Mat en cilla de surprise. Que se passait-il ? Pas d’éruption volcanique ?

— Un beau nom et qui lui va très bien…

Que mijotait donc Tuon ? En toute occasion, elle réussissait à le surprendre.

— Quel est cet endroit, Jouet ? demanda-t-elle en étudiant les arbres. Ou plutôt, qu’était-il par le passé ? Tu connais la réponse ?

Comment ça : « Qu’était-il par le passé ? » Une fichue forêt restait une forêt, non ?

Soudain, ce que le jeune flambeur avait pris pour un gros rocher à demi caché par des broussailles se révéla être… une énorme tête de pierre légèrement inclinée sur un côté.

Une tête de femme, supposa Mat. Les formes rondes, dans ses cheveux, représentaient sans doute des bijoux. La statue entière avait dû être immense. La tête devait faire dans les six pieds de haut ; pourtant, elle n’apparaissait pas en entier, seuls le haut du crâne, le front et les yeux étant visibles.

Et ce qu’on aurait pu prendre pour une saillie de pierre autour de laquelle s’enroulaient les racines d’un chêne était en réalité un fragment de colonne géante.

Regardant autour de lui, Mat identifia par dizaines des vestiges de colonnes ou d’autres blocs de pierre qui avaient appartenu à une vaste structure. À demi enterrée, il reconnut une épée de marbre assortie à la taille de la statue.

Certes, mais des ruines de villes et de monuments, on en trouvait partout, et peu de gens, même parmi les Aes Sedai, savaient de quoi il s’agissait.

Alors qu’il s’apprêtait à avouer son ignorance, Mat aperçut à travers une trouée trois grandes collines alignées l’une à côté de l’autre. Celle du milieu avait un sommet biseauté, comme si on en avait coupé un coin, et celle de gauche semblait avoir été taillée en pointe.

Non, il n’était pas ignorant. Trois collines semblables, on ne les trouvait qu’à un seul endroit.

À l’époque où ce lieu se nommait Londaren Cor, la capitale du royaume d’Eharon, ces collines étaient surnommées les Danseuses. La route que Tuon et lui avaient suivie, alors pavée, s’enfonçait au cœur de la ville, qui s’étendait sur plusieurs lieues. Selon ce qu’on racontait, après avoir développé leurs talents de tailleurs de pierre à Tar Valon, les Ogiers les avaient hissés jusqu’à la perfection à Londaren Cor. Bien entendu, les habitants de toutes les cités construites par les Ogiers prétendaient que la leur était plus belle que Tar Valon. Ainsi, et sans le vouloir, ils confirmaient que l’écrin de la Tour Blanche était le modèle universel.

Mat avait quelques souvenirs de la fabuleuse cité. Un bal au palais de la Lune, des beuveries dans des tavernes à soldats, pendant que des danseuses voilées se déhanchaient… Il se rappelait aussi avoir assisté à la Procession des Flûtes, pendant la Bénédiction des Épées… Bizarrement, il avait d’autres réminiscences liées à ces collines, cinq cents ans après que les Trollocs eurent rasé Londaren Cor, le royaume d’Eharon ayant depuis longtemps sombré dans le sang et le feu. Pourquoi avait-il fallu que le Nerevan et l’Esandra envahissent ce pays qu’on nommait alors Shiota ? Mat n’en savait rien. Comme d’habitude, ces vieux souvenirs, qu’ils remontent à longtemps ou non, étaient très incomplets. Par exemple, il n’aurait su dire pourquoi les collines avaient été baptisées les Danseuses. Quant à la Bénédiction des Épées, il ignorait en quoi elle consistait. En revanche, il se rappelait très bien, valeureux seigneur de l’Esandra, avoir combattu parmi ces ruines. Mieux encore, si on osait dire, il se souvenait d’avoir eu les collines sous les yeux lorsqu’une flèche lui avait transpercé la gorge.

Ce jour-là, il devait être tombé à moins de quatre cents pas de l’endroit où il se tenait, perché sur Pépin. Ensuite, il s’était étouffé avec son propre sang.

Lumière, je déteste me souvenir de mes décès !

Cette pensée devint un charbon ardent qui rougeoya de plus en plus dans son esprit. Oui, il se rappelait la mort de tous ces hommes – pas un seul, mais des dizaines. Il gardait en lui la trace ineffaçable de leur agonie.

— Jouet, tu es malade ? demanda Tuon.

Elle fit approcher sa jument et sonda le regard du jeune homme.

— Tu es plus pâle que la lune, souffla-t-elle, sincèrement inquiète.

— Non, je me porte comme un charme, marmonna Mat.

Tuon était assez près de lui pour qu’il puisse l’embrasser en inclinant la tête, mais il ne bougea pas. Impossible de lever le petit doigt. Concentré sur une intense réflexion, il ne lui restait plus d’énergie pour autre chose.

La Lumière seule savait comment, les Eelfinn avaient collecté des souvenirs puis les avaient implantés dans sa tête. Mais comment avaient-ils pu les prélever sur un cadavre ? Un cadavre dans le monde des hommes, en tout cas. Ces créatures, il l’aurait juré, ne venaient jamais très longtemps de l’autre côté du ter’angreal en forme de portique tordu.

Il y avait bien une possibilité, mais elle lui déplut souverainement. Les Eelfinn tissaient peut-être avec chaque humain qui leur rendait visite un lien qui leur permettait de copier tous ses souvenirs au moment où il mourait. Dans ces réminiscences héritées d’autres hommes, Mat avait parfois les cheveux blancs, parfois à peine plus que son âge actuel, et tout ce qu’on pouvait imaginer entre les deux. Mais il n’était jamais dans la peau d’un enfant ou d’un adolescent. Quelles étaient les probabilités que ça arrive, si on l’avait simplement truffé au hasard de fragments jugés inutiles ou usés jusqu’à la corde ?

Les Eelfinn, que faisaient-ils avec les souvenirs, pour commencer ? S’ils les accumulaient, ça ne pouvait pas être seulement pour les redistribuer ensuite…

Non, Mat tentait simplement d’échapper à la seule conclusion logique. Que la Lumière le brûle, ces maudites créatures à tête de renard se nichaient dans son crâne à cet instant précis. Il fallait qu’il en soit ainsi. C’était la seule explication.

— On dirait que tu vas vomir, lâcha Tuon en faisant reculer sa jument. Dans la ménagerie, quelqu’un a des herbes médicinales ? En ce domaine, je suis très versée.