— Je vais très bien, te dis-je !
En réalité, Mat aurait voulu rendre tripes et boyaux. Avoir ces « renards » dans la tête était mille fois pire que d’y héberger des dés, si bruyamment qu’ils roulent. Les Eelfinn voyaient-ils à travers ses yeux ? Bon sang, qu’allait-il donc faire ? Aucune Aes Sedai, il le pariait, n’aurait pu le guérir de ça ! De toute manière, il ne les aurait pas laissées intervenir, surtout s’il fallait se séparer de son médaillon. Bref, il n’y avait rien à faire, sinon vivre avec sa malédiction, une idée qui lui arracha un gémissement.
Arrivant enfin, Selucia dévisagea tour à tour les deux jeunes gens, comme si elle se demandait ce qu’ils avaient fait pendant ce long moment d’intimité. Mais n’avait-elle pas pris son temps pour les rejoindre, histoire justement de les laisser seuls ? Une hypothèse souriante…
— La prochaine fois, dit l’impitoyable chaperon, tu chevaucheras ma monture, et je prendrai la tienne. Haute Dame, des gens de la caravane nous suivent avec des chiens. Même à pied, ils ne tarderont pas à arriver. Et les cabots n’aboient pas…
— Des chiens de garde bien dressés, déduisit Tuon. (Elle souleva ses rênes.) En galopant, on devrait pouvoir semer ce joli monde.
— Inutile d’essayer, parce que ça ne servirait à rien, dit Mat. (Il aurait dû s’attendre à ce qui arrivait.) Ces gens sont des Zingari, et ils ne représentent un danger pour personne. Même si leur vie en dépendait, ils seraient incapables de violence. Croyez-moi, je n’exagère pas. Mais ils vous ont vues filer, toutes les deux, comme si vous vouliez me fuir. Maintenant que leurs chiens ont une piste, les Zingari nous suivront jusqu’à la ménagerie pour s’assurer que je ne vous ai pas enlevées ou maltraitées. Pour gagner du temps, il vaut mieux aller à leur rencontre.
Mat ne pensait pas à faire gagner du temps aux Tuatha’an. À coup sûr, Luca n’aurait pas vu d’inconvénients à ce qu’un groupe de Zingari retarde la ménagerie. Le jeune flambeur, lui, voulait éviter ça à tout prix.
Selucia le foudroya du regard puis « parla » avec ses doigts, mais Tuon éclata de rire.
— Jouet a envie de commander, ce matin, lâcha-t-elle. Laissons-le faire, Selucia, et voyons comment il s’en tire.
Quelle délicate attention !
Le trio rebroussa chemin – en contournant les arbres abattus, cette fois, même si Tuon, en quelques occasions, fit mine de tirer sur ses rênes avant de gratifier Mat d’un sourire malicieux – et ne fut pas long à apercevoir les Zingari qui avançaient derrière leurs molosses. Une cinquantaine d’hommes et de femmes vêtus de couleurs vives, le plus souvent atrocement mal assorties. Par exemple, un homme pouvait aller jusqu’à porter une veste à rayures rouges et bleues associée à un pantalon jaune enfoncé dans des bottes montantes. Voire une veste verte au-dessus d’un pantalon rouge. Ou pire encore. Certaines femmes arboraient des robes rayées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel – et même plus –, tandis que d’autres paradaient dans des assortiments de chemisiers et de jupes aussi piquants pour les yeux que les ensembles veste-pantalon des hommes. Histoire d’en rajouter, les plus audacieuses portaient des foulards bariolés.
À part l’homme aux cheveux gris qui conduisait le chariot de tête, tous ces gens paraissaient dans la force de l’âge, voire un peu plus jeunes. L’ancien devait être le Chercheur, en d’autres termes, le chef de la caravane.
Mat mit pied à terre. Après un moment, ses deux compagnes l’imitèrent.
Les Zingari s’arrêtèrent et rappelèrent leurs chiens. Dociles, les molosses se laissèrent rattraper puis tout ce petit monde avança sans hâte.
Aucun Tuatha’an ne portait ne serait-ce qu’un bâton. Bien que Mat n’eût pas d’arme visible, il s’attira des regards méfiants.
Alors que les femmes se massaient autour des Seanchaniennes, les hommes firent cercle autour du jeune flambeur. Il n’y avait rien d’agressif là-dedans, mais une franche volonté d’interroger Tuon et Selucia sans que leur « ravisseur » puisse intervenir.
Soudain, mais trop tard, Mat s’avisa que Tuon aurait beau jeu de faire croire qu’il se comportait mal avec elle. Le temps qu’il remonte en selle puis disperse les Zingari, Selucia et elle pourraient s’enfuir et prendre pas mal d’avance.
D’autant plus que les hommes se pressaient autour de Pépin, lui coupant toute voie d’évasion. Dans ces conditions, s’il ne risquait rien de grave, Mat devrait peut-être passer des heures à parlementer avec les Gens de la Route.
Les mains croisées sur la poitrine, le probable Chercheur s’inclina.
— La paix soit sur toi et sur les tiens, jeune seigneur. Pardonne notre intrusion, mais nous avons craint que nos chiens aient effrayé les chevaux de ces dames.
Mat rendit sa révérence au Zingaro.
— Que la paix soit toujours avec toi, Chercheur, et qu’elle accompagne aussi le Peuple. Les chevaux n’ont pas eu peur, mais leurs cavalières sont parfois… impétueuses.
Que se racontaient donc les femmes ? Mat tendit l’oreille, mais il ne capta que des murmures.
— Tu sais des choses sur le Peuple, seigneur ? demanda le Chercheur.
Il semblait surpris, et c’était légitime. Par principe, les Tuatha’an se tenaient très loin de tout ce qui était plus grand qu’un village moyen. Des hommes en veste de soie, ils n’en rencontraient pas beaucoup.
— Quelques-unes seulement, répondit Mat.
Très peu, en réalité. Dans « ses » souvenirs figuraient des rencontres avec les Zingari, mais pour sa part, c’était le premier auquel il s’adressait.
Mais que racontaient Tuon et Selucia, au nom de la Lumière ?
— Chercheur, veux-tu répondre à une question ? Ces derniers jours, j’ai vu plusieurs de vos caravanes – bien plus que je m’y attendais – et toutes se dirigeaient vers Ebou Dar. Y a-t-il une raison ?
Hésitant, le Chercheur jeta un coup d’œil aux femmes, qui tenaient toujours leurs messes basses.
Mat se demanda pourquoi ça durait si longtemps. Pour demander de l’aide ou dire qu’on n’en avait pas besoin, il ne fallait pas une éternité.
— C’est à cause de ces Seanchaniens, seigneur, répondit enfin le Chercheur. Parmi le Peuple, on affirme que la paix, la sécurité et la justice pour tous règnent là où les Seanchaniens dominent. Ailleurs… Tu vois ce que je veux dire, seigneur ?
Mat acquiesça. Comme les artistes, les Gens de la Route étaient des étrangers partout où ils allaient. Pire encore, des étrangers réputés pour être des voleurs – or, s’ils rapinaient, c’était ni plus ni moins que les autres – et pour entraîner avec eux les jeunes gens. Sur ce point, c’était une réputation méritée…
Pour ne rien arranger, les Zingari ne se défendaient jamais quand on tentait de les détrousser ou de les chasser de quelque part.
— Sois prudent, Chercheur, dit Mat. Avec les Seanchaniens, la paix, la sécurité et la justice ont un prix, et leurs lois ne sont pas tendres. Tu sais ce qu’ils font aux femmes capables de canaliser ?
— Merci de ta mise en garde, seigneur, mais très peu de nos femmes ont l’étincelle, et quand ça arrive à l’une d’entre elles, nous l’envoyons à Tar Valon.
Soudain, toutes les femmes éclatèrent de rire, et le Chercheur se détendit visiblement. Si les deux « fugitives » et leurs « sauveuses » s’esclaffaient, Mat ne pouvait pas être un sale type susceptible de frapper ou même de tuer ses compagnes.
Cependant, le jeune flambeur fronça les sourcils. Dans ces rires, il n’y avait rien pour lui plaire.
Après que le Chercheur se fut excusé d’avoir dérangé les jeunes gens, les Zingari s’en furent avec leurs molosses. Mais les femmes jetèrent des regards en arrière tout en continuant à glousser. Quand plusieurs hommes vinrent les interroger, elles se contentèrent de secouer la tête. Puis de regarder par-dessus leur épaule en riant de plus belle.