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— Que leur as-tu dit ? grogna Mat à l’intention de Tuon.

— Désolée, Jouet, mais ça ne te concerne pas !

Selucia s’esclaffa de nouveau. Encore un peu, et elle serait pliée en deux de rire. Du coup, Mat décida qu’il préférait ne rien savoir. Quand il s’agissait d’enfoncer des aiguilles dans la couenne d’un homme, les femmes étaient toujours les premières !

9

Le chemin le plus court

Tuon et Selucia n’étaient pas les seules femmes qui couraient sur le haricot de Mat – bien au contraire. Parfois, il aurait juré que ces dames étaient la principale source de ses ennuis. Une bizarrerie, quand on y réfléchissait, puisqu’il avait toujours fait de son mieux pour bien les traiter. Même Egeanin réussissait à lui casser les pieds – en mode mineur, mais quand même…

— J’avais raison, triompha-t-elle quand Mat lui demanda de l’aide au sujet de Tuon. Tu crois vraiment pouvoir l’épouser !

Assis sur le marchepied de leur roulotte, la Seanchanienne et Domon se tenaient par la taille. Des volutes de fumée montant de la pipe de l’ancien capitaine, les deux jeunes mariés savouraient une douce matinée. Dans le lointain, des nuages s’accumulaient, augurant de la pluie avant le soir. En attendant l’orage, les artistes faisaient leur numéro pour les habitants de quatre petits villages – l’équivalent, à eux tous, de Gué de Runnien.

Mat n’avait aucune envie d’assister à la représentation. En toute franchise, il aimait encore admirer les contorsionnistes – et plus encore les femmes acrobates et funambules –, mais quand on voyait à longueur de journée des cracheurs de feu et des jongleurs, leurs prestations devenaient presque banales. Au bout d’un moment, même les léopards de Miyora se révélaient moins fascinants.

— Ne t’occupe pas de ce que je crois, Egeanin. Me diras-tu enfin ce que tu sais d’elle ? Lui arracher des informations revient à essayer d’attraper un lapin dans un roncier avec les yeux bandés et les mains nues.

— Cauthon, je m’appelle Leilwin. Je te prie de ne plus l’oublier.

Un ton de commandement parfait pour la passerelle d’un navire. Avec un regard glacial, histoire de bien enfoncer les ordres dans le crâne de la piétaille.

— Pourquoi devrais-je t’aider ? Tu vises trop haut, comme une taupe qui se languit du soleil. Clamer partout que tu veux épouser Tuon pourrait te valoir une exécution. Tes prétentions sont répugnantes. De plus, j’ai abandonné tout ça derrière moi. À moins qu’on m’ait laissée en rade…

Touché par tant de mélancolie – Mat aurait plutôt parlé d’amertume –, Domon serra sa bien-aimée contre lui.

— Si c’est derrière toi, pourquoi juges-tu mes prétentions « répugnantes » ?

Bien balancé, ça ! À présent, la Seanchanienne était dos au mur.

Domon retira sa pipe de sa bouche et souffla un nuage de fumée en direction de Mat.

— Si elle ne veut pas t’aider, laisse tomber…

Le même ton que sa femme… Un beau couple, décidément…

Egeanin maugréa entre ses dents. À l’évidence, elle était en proie à un conflit intérieur.

— Non, Bayle, il a raison. Si j’ai fait naufrage, il faut que je trouve un autre navire et un nouveau cap. Je ne retournerai jamais au Seanchan. Alors, autant larguer les amarres et passer à autre chose.

Ce qu’Egeanin savait de Tuon provenait essentiellement de rumeurs. Au Seanchan, la famille impériale vivait en permanence derrière de hauts murs. Ce qui se passait derrière ces murs, il fallait le deviner ou l’imaginer. Et ces bribes d’informations suffisaient à glacer les sangs de Mat.

Un frère et une sœur de sa future femme avaient été assassinés ? Après avoir tenté de la trucider, certes, mais quand même… Dans quel genre de famille s’entre-tuait-on ainsi ? Eh bien, au sein du Sang et de la lignée impériale, pour commencer.

La moitié des membres de la fratrie de Tuon étaient morts, et on ne pouvait pas garantir que les autres arpentaient encore ce monde. Certaines révélations d’Egeanin – non, de Leilwin ! – n’en étaient pas pour la majorité des Seanchaniens, ce qui n’avait rien de réconfortant. Depuis sa plus tendre enfance, Tuon était formée pour comploter, manier des armes et tuer à mains nues. Même si une foule de protecteurs l’entouraient, son ultime ligne de défense, c’était elle. Au Seanchan, tous les membres du Sang apprenaient à déguiser ou à cacher leurs intentions et leurs ambitions. Dans ce microcosme, le vent tournait en permanence, et le dominant d’aujourd’hui pouvait devenir le dominé de demain. Dans la famille impériale, cette danse de la mort était encore plus fanatique.

— L’Impératrice…, voulut développer Egeanin.

S’avisant qu’elle allait ajouter « puisse-t-elle vivre éternellement », elle faillit s’étrangler en ravalant ces mots, puis elle ferma un long moment les yeux avant de reprendre :

— L’Impératrice, comme toutes celles qui l’ont précédée, a mis au monde beaucoup d’enfants. Ainsi, parmi les survivants, il y en aura toujours un capable de régner intelligemment.

L’idée était d’empêcher qu’une tête de linotte ou une crétine monte sur le Trône de Cristal. Et Tuon était très loin d’être l’une ou l’autre. Par le sang et les cendres ! La future femme de Mat équivalait à un hybride entre un Champion et une Aes Sedai. En aussi dangereux, au minimum.

Après cette première fois, Mat eut plusieurs conversations avec Egeanin. (En face, il l’appelait Leilwin, de peur qu’elle le menace avec son couteau, mais dans sa tête, elle resterait à jamais Egeanin.) S’il glana des informations, ça n’alla pas très loin, parce que l’épouse de Domon, quand il s’agissait du Sang, connaissait surtout les choses de l’extérieur. Sur la cour impériale, de son propre aveu, elle en savait moins long qu’un gamin des rues de Seandar.

Le jour où il avait offert la jument rasoir à Tuon, Mat avait chevauché à côté de la roulotte des Domon, histoire d’avoir avec la jeune mariée une de ces conversations un rien stériles. Pendant un temps, il avait accompagné Tuon et Selucia, mais elles n’avaient pas cessé de lui couler des regards en biais en gloussant comme des gamines. Sans doute à cause de ce qu’elles avaient dit aux Zingara. Un homme, même le meilleur, ne pouvait pas encaisser ça pendant longtemps.

— Un cadeau judicieux, cette jument, dit Egeanin en se penchant pour remonter du regard la colonne de roulottes.

Domon dirigeait l’attelage. Si elle le relayait parfois, Egeanin, dans cet exercice, se montrait moins brillante qu’à la barre d’un navire.

— Comment as-tu su ?

— Su quoi ? s’enquit Mat.

Egeanin se remit droite et ajusta sa perruque. Pas pour la première fois, Mat se demanda pourquoi elle la portait toujours. Ses cheveux noirs étaient courts, certes, mais pas plus que ceux de Selucia.

— Pour les cadeaux quand on fait sa cour… Dans le Sang, quand on tente de séduire une personne plus haut placée dans la hiérarchie, il est d’usage d’offrir un présent exotique ou rare. Lorsque le cadeau correspond à une des activités favorites de son destinataire, c’est encore mieux. Chez nous, il est notoire que la Haute Dame adore les chevaux. De plus, en lui offrant la jument rasoir, tu as reconnu implicitement ne pas prétendre être son égal. Une bonne chose, ça. Mais ne va pas croire que ça suffira. J’ignore pourquoi elle est encore ici alors que tu as cessé de la faire surveiller. Cela dit, n’espère pas qu’elle prononcera les paroles rituelles. Quand elle se mariera, ce sera pour le bien de l’Empire, pas parce qu’un vaurien comme toi lui a offert un cheval ou l’a fait rire avec ses blagues.

Pour ne pas lâcher un juron, Mat dut serrer les dents. Qu’avait-il donc « reconnu implicitement » ? Pas étonnant qu’un des jeux de dés ait cessé de rouler. Tuon lui laisserait oublier tout ça le jour où il neigerait pendant la Fête du Soleil. Il en aurait mis sa tête à couper.