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— L’heure est venue de brûler tous ces beaux entrepôts seanchaniens, fit le général.

Après avoir rangé la longue-vue dans son étui de selle, il mit son casque puis talonna sa monture. Jaalam le suivit, et les hommes se mirent en mouvement en colonne par deux.

Des ornières de chariots, sur une partie un peu affaissée de la berge, indiquaient la présence d’un gué.

— Jaalam, que quelques hommes aillent dire aux villageois de mettre à l’abri ce qu’ils veulent sauver. Qu’ils commencent par les maisons les plus proches du camp.

Lorsque le feu pouvait se propager dans un sens, rien ne l’empêchait de se répandre dans un autre.

À dire vrai, Ituralde avait déjà allumé l’incendie principal – soufflé sur les premières braises, au minimum. Si la Lumière brillait pour lui, personne n’aurait cédé à la précipitation ni sombré dans le désespoir face à l’emprise des Seanchaniens sur le Tarabon. Dans ce cas, et en supposant qu’aucune avanie n’ait saboté le plan, plus de vingt mille hommes, partout dans le pays, avaient porté à l’ennemi le même genre de coup qu’ici – ou l’auraient fait avant la fin de la journée. Et demain, ils recommenceraient.

Quant à Ituralde, il ne lui restait plus qu’à rentrer chez lui – en ferraillant le long de quelque cent vingt lieues –, à se débarrasser de tous les fidèles du Dragon tarabonais, à rassembler ses hommes et à retraverser la plaine d’Almoth.

Si la Lumière brillait pour lui, les Seanchaniens, fous de rage, se lanceraient à sa poursuite. Plus ils seraient furieux, et mieux ça vaudrait, car ainsi, ils se précipiteraient dans le piège qui les attendait.

S’ils ne tombaient pas dans le panneau, le général aurait au moins débarrassé son pays des fidèles tarabonais et convaincu ceux de l’Arad Doman de combattre pour le roi et non pour leur idole.

Si les Seanchaniens suivaient mais voyaient le piège…

En dévalant la colline, Ituralde sourit. S’ils voyaient le piège, il avait un autre plan dans sa manche, et un autre encore, juste au cas où. Habitué à prévoir les événements à très long terme, il était prêt à tout, comme d’habitude. Sauf à voir le Dragon Réincarné apparaître devant lui. Mais en matière de plans, il estimait en avoir assez fait, pour le moment…

Les yeux grands ouverts dans son lit, la Haute Dame Suroth Sabelle Meldarath contemplait le plafond. Par une nuit sans lune, les fenêtres à triple arche qui donnaient sur un des jardins du palais étaient des puits d’obscurité. Sa vision s’y étant accoutumée, Suroth parvenait pourtant à distinguer les contours des moulures peintes. Alors que l’aube approchait – peut-être dans une heure, deux au maximum –, la Haute Dame n’avait pas encore fermé l’œil. Depuis la disparition de Tuon, c’était ainsi chaque nuit jusqu’à ce que l’épuisement la contraigne à baisser les paupières. Dormir lui valait des cauchemars qu’elle aurait donné cher pour oublier.

À Ebou Dar, il ne faisait jamais vraiment froid. La nuit, cependant, un semblant de fraîcheur aidait la Seanchanienne à veiller, un drap de soie sur le corps. La question qui pourrissait ses rêves était aussi simple que percutante. Tuon était-elle vivante ou morte ?

L’évasion des damane atha’an miere et l’assassinat de la reine Tylin militaient en faveur de la seconde possibilité. Que trois événements si importants – des évasions, un meurtre et une disparition – se produisent par hasard la même nuit était quasiment impensable. La gravité des deux premiers n’augurait rien de bon pour Tuon. À l’évidence, quelqu’un tentait de semer la terreur parmi les Seanchaniens qui revenaient chez eux. Le but était-il de saboter le Retour ? Dans ce cas, éliminer Tuon était un coup de maître.

Pour ne rien arranger, le coup devait venir de l’intérieur. Tuon étant arrivée voilée sur ce continent, aucun indigène ne pouvait savoir qui elle était. Et Tylin avait sûrement été tuée avec le Pouvoir de l’Unique – l’œuvre d’une sul’dam et de sa damane. Par commodité, Suroth avait souscrit à la thèse selon laquelle des Aes Sedai avaient fait le coup. Mais tôt ou tard, quelqu’un d’important demanderait comment ces femmes, dans une ville grouillant de damane, avaient pu s’introduire dans un palais tout aussi peuplé de femmes enchaînées sans que nul ne s’en aperçoive.

Pour libérer les damane du Peuple de la Mer, il avait fallu qu’une sul’dam au moins soit complice. Or, deux sul’dam de Suroth s’étaient volatilisées la même nuit.

Plus précisément, on avait remarqué leur absence deux jours plus tard, mais personne ne les avait vues depuis la disparition de Tuon. La Haute Dame doutait de leur implication, même si elles avaient séjourné dans les chenils. Que Renna ou Seta puissent retirer son collier à une damane semblait impossible. En revanche, elles avaient toutes les raisons de filer et de chercher un emploi très loin d’Ebou Dar, auprès d’une personne ignorant leur répugnant secret. Quelqu’un comme Egeanin Tamarath, déjà coupable du vol d’un duo de damane. Une étrange façon de se comporter, quand on venait tout juste d’être admise au sein du Sang.

Étrange, peut-être, mais secondaire, car Suroth ne voyait aucun lien entre ce forfait et le reste. Selon toute probabilité, pour une simple femme marin, la complexité et les responsabilités de la noblesse s’étaient révélées trop écrasantes. Tôt ou tard, cette canaille serait découverte et mise sous les verrous.

Ce qui importait, risquant de devenir une affaire de vie ou de mort, c’était le départ de Renna et de Seta – à un moment que nul n’était en mesure de préciser. Si la mauvaise personne remarquait que leur fuite coïncidait avec les trois drames et en tirait des conclusions hâtives…

Suroth plaqua la paume de ses mains sur ses yeux et expira lentement avec une sorte de gémissement.

Si Tuon était morte et qu’elle parvienne à ne pas être accusée de sa fin, Suroth devrait quand même s’excuser devant l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement. Pour la mort de l’héritière du Trône de Cristal, il faudrait s’excuser très longuement, sans lésiner sur l’humiliation ni reculer devant la souffrance. Et malgré tout, l’affaire pouvait se solder par une exécution, ou, pire encore, une longue vie de servitude et de tourments.

Même si cette possibilité hantait ses nuits, Suroth savait qu’elle n’en arriverait jamais là. Glissant une main sous son oreiller, elle s’assura de la présence de son poignard sans fourreau. À peine plus longue que sa main, la lame était assez tranchante pour lui ouvrir les veines, de préférence dans un bain chaud. Au cas où elle devrait s’excuser, Suroth était résolue à ne pas arriver vivante à Seandar. Si assez de gens tenaient son suicide pour une forme de réhabilitation, son nom serait peut-être moins souillé que prévu. Pour qu’il en aille ainsi, elle avait prévu de laisser une lettre d’explications…

Mais il restait une chance que la Fille des Neuf Lunes soit vivante, et il fallait s’y accrocher. La tuer et se débarrasser de son corps pouvait être une machination ourdie depuis le Seanchan – l’œuvre d’une des sœurs encore en vie de Tuon, par exemple. Toutes ces filles convoitaient le trône et n’étaient pas étouffées par la morale.

Cela dit, Tuon avait plus d’une fois mis en scène sa propre disparition, et rien n’interdisait de penser que c’était encore le cas. Pour étayer cette thèse, il suffisait de se souvenir que la der’sul’dam de Tuon, neuf jours plus tôt, avait conduit toutes ses sul’dam et ses damane hors du palais, prétendument pour les entraîner. Depuis, on ne les avait pas revues. De plus, neuf jours pour entraîner des damane, c’était incroyablement long. Et le jour même – non, la veille, et ce depuis des heures déjà – Suroth avait appris que le capitaine des gardes du corps de Tuon avait lui aussi quitté la ville – en même temps que les femmes et avec le gros de ses hommes. Ce groupe aussi ne s’était plus remontré.