— Et si elle estime que le jeu en vaut la chandelle ? marmonna Mat.
Son estomac gargouilla. Les chardonnerets en terrine et les oignons à la crème que Lopin lui avait fièrement servis le midi s’étaient révélés immangeables – à la grande honte du Tearien, même s’il n’y était pour rien. En conséquence, depuis le petit déjeuner, Mat n’avait avalé qu’un quignon de pain.
— Tu en sais fichtrement long sur la tour, Setalle !
— Pas tant que ça, seigneur Mat, mais je suis sûre que tu as commis toutes les bévues possibles face à des Aes Sedai, à part essayer d’en tuer une. Si je suis venue avec toi au lieu de suivre mon mari – et si je reste encore ici –, c’est en partie pour t’empêcher de multiplier les erreurs. Pour être franche, j’ignore pourquoi je m’en soucie, mais c’est comme ça. Si tu m’avais laissée te guider, tu ne serais pas dans la mouise. J’ignore jusqu’à quel point je peux arranger les choses, mais je suis toujours résolue à essayer.
Mat secoua la tête. Avec les Aes Sedai, il n’y avait que deux attitudes : se laisser marcher dessus comme un paillasson ou fuir le plus loin possible. Pas question qu’il serve de carpette ! Ni qu’il abandonne tout pour esquiver le danger. Bref, il devait trouver une troisième option, et il doutait que les conseils de Setalle le mettraient sur la bonne piste. Au sujet des sœurs, les femmes penchaient toujours pour la soumission, mais elles ne le disaient pas aussi crûment. Elles préféraient parler de « concessions », même si elles savaient que les Aes Sedai ne concédaient jamais rien.
— En partie ? répéta Mat, grognant comme si on lui avait flanqué un coup dans l’estomac. C’est quoi, le reste ? Tuon ? Tu crois que je ne devrais pas m’en occuper ?
Maîtresse Anan éclata de rire au nez du jeune flambeur.
— Tu es un papillon, seigneur ! C’est vrai, un peu éduqué, certains font d’excellents époux. Mais tu continues à te croire libre de butiner par-ci et par-là, comme ça te chante, en passant d’une fleur à l’autre.
— Cette fleur-là, maugréa Mat, les yeux rivés sur la porte de la roulotte, je ne l’abandonnerai pas. (Dans sa tête, le roulement des dés se fit plus lointain.) Parole de Mat Cauthon !
Le temps où il butinait, aurait-il juré, était définitivement révolu. Mais même si l’envie l’en avait repris, Tuon l’avait bel et bien ferré comme un vulgaire poisson.
— Tu en es là ? souffla Setalle. Eh bien, pour te briser le cœur, tu as choisi la bonne candidate.
— Peut-être, maîtresse Anan, mais j’ai mes raisons… Bon, je devrais y aller avant qu’il ne reste rien à se mettre sous la dent.
Mat se tourna vers le marchepied de la roulotte, mais Setalle lui posa une main sur le bras.
— Je peux y jeter un coup d’œil ? Juste pour voir ?
Inutile de demander de quoi elle parlait… Mat hésita, puis, plongeant la main sous sa chemise, tira sur la lanière de cuir et exhiba le médaillon. Pourquoi faisait-il ça, il aurait été incapable de le dire. À Joline et à Edesina, il avait refusé ne serait-ce qu’un coup d’œil sur le ter’angreal.
C’était un beau bijou – une tête de renard environ grande comme sa paume. Un seul œil était visible. À la lueur du crépuscule, si on regardait bien, on pouvait voir qu’un jeu d’ombre, sur la pupille, permettait de représenter l’antique symbole des Aes Sedai.
D’une main tremblante, Setalle suivit les contours de l’étrange globe oculaire. Même si elle avait simplement demandé à voir le médaillon, Mat la laissa le toucher.
La solide maîtresse Anan en soupira d’émotion.
— Tu étais jadis une Aes Sedai, lâcha Mat.
La main de Setalle se pétrifia. Une fraction de seconde, soit pas assez pour être sûr que c’était réellement arrivé. En un éclair, elle était redevenue Setalle Anan, l’aubergiste d’Ebou Dar avec ses anneaux aux oreilles et un couteau de mariage pendant entre les seins, le manche vers le bas. Bref, une femme aux antipodes d’une sœur.
— Quand j’affirme ne jamais être allée à la tour, les Aes Sedai pensent que je mens. Selon elles, j’y étais servante, dans ma jeunesse, et j’ai entendu des choses qui ne me regardaient pas.
— Elles ne t’ont pas vue contempler ce médaillon, fit Mat.
Prestement, il remit le bijou à sa place. Setalle fit mine de s’en ficher et il fit mine de ne pas s’apercevoir qu’elle faisait mine…
Elle eut cependant un sourire mélancolique, comme si elle n’était pas dupe.
— Si elles étaient plus ouvertes, les Aes Sedai verraient bien des choses. (Une remarque faite sur le ton de la conversation, sans acrimonie.) Mais quand certaines choses arrivent, les sœurs espèrent que la femme concernée s’en ira dignement et mourra dans de très brefs délais. Je suis partie, mais mon mari m’a trouvée errant dans les rues d’Ebou Dar, à moitié morte de faim. Alors, il m’a amenée chez sa mère.
Setalle eut un petit rire comme si elle racontait une banale histoire de rencontre entre mari et femme.
— Il recueillait aussi les chatons orphelins… Bien, à présent, tu connais certains de mes secrets, et moi quelques-uns des tiens. On se promet de ne pas les divulguer ?
— Quels secrets me concernant connais-tu ? demanda Mat, sur ses gardes.
Plusieurs de ses secrets étaient hautement dangereux. Et si trop de monde les découvrait, il ne s’agirait plus du tout de secrets.
Le front plissé, Setalle regarda la roulotte.
— Cette fille joue à un jeu avec toi – c’est aussi évident que l’inverse. Mais vous ne jouez pas au même jeu, et ça complique tout. Cette jeune femme se comporte comme un stratège menant une bataille, pas comme une belle qu’on courtise. Si elle découvre que tu es fou d’elle, elle sera encore plus avantagée. Je voudrais que tu l’affrontes à armes égales. Enfin, presque, car aucun homme n’est dans cette position face à une femme intelligente. Alors, marché conclu ?
— D’accord ! s’écria Mat. Nous avons un pacte.
Il n’aurait pas été surpris que les dés cessent de rouler pour fêter ça, mais il en fut pour ses frais.
Si les sœurs s’étaient contentées d’être obsédées par le médaillon – ou de faire naître des rumeurs dans toutes les villes étapes de la ménagerie –, Mat aurait estimé que ce voyage en leur compagnie ne se passait pas si mal que ça. Hélas, alors que la ménagerie quittait Jurador, elles apprirent qui était vraiment Tuon. Sans savoir pour la Fille des Neuf Lunes, certes, mais en étant désormais au fait de son statut de Haute Dame très influente.
— Tu me prends pour un crétin ? s’indigna Luca quand le jeune flambeur l’accusa d’être la source de la fuite.
Près de sa roulotte, le torse bombé et les poings plaqués sur les hanches, le saltimbanque semblait disposé à se battre pour défendre son honneur.
— Ce secret je le garderai jusqu’à ce que… Eh bien, jusqu’à ce qu’elle m’autorise à utiliser son sauf-conduit. Si je la trahissais, elle serait capable de le révoquer pour se venger.
Luca semblait trop sincère pour qu’il n’y ait pas anguille sous roche. D’autant plus qu’il faisait tout pour ne pas croiser le regard de Mat.
Ce type aimait presque autant la frime que l’argent, et ça provoquerait un jour sa perte. Paradant comme un paon, il avait peut-être jugé inoffensif de tout déballer aux sœurs – avant de s’aviser qu’il risquait de provoquer une catastrophe.
En bavassant, ce crétin s’était passé un nœud coulant autour du cou – et de celui de bien d’autres personnes.
La Haute Dame Tuon, désormais à portée de leurs mains, représentait une chance que peu de sœurs auraient hésité à saisir au vol. Sur ce point, Teslyn était aussi implacable que Joline et Edesina. Chaque jour, les trois sœurs rendaient visite à Tuon dans sa roulotte, et elles la suivaient dès qu’elle faisait trois pas dehors.