Выбрать главу

L’abordant sans vergogne, elles parlaient de trêves, de traités et de négociations, mais leur objectif caché était de déterminer les liens de Tuon avec les principaux chefs de l’invasion. Acharnées, elles tentaient de convaincre la promise de Mat d’ouvrir des pourparlers afin d’en finir avec la guerre. Emportées par leur enthousiasme, elles s’engageaient même à aider Tuon, si elle désirait quitter la ménagerie et retourner chez elle.

Manque de chance pour ces vipères, Tuon estimait que trois Aes Sedai, même en mesure de parader dans de très beaux atours, n’avaient en aucun cas le pouvoir de parler au nom de la Tour Blanche – peut-être bien la première puissance du monde.

Tout ce que voyait Tuon, de son propre aveu, c’était deux damane et une marath’damane en liberté après une évasion. Des femmes dont elle n’aurait aucun besoin tant qu’elles ne porteraient pas un collier, comme il convenait.

Quand elle les voyait approcher de sa roulotte, Tuon verrouillait la porte. Et si les fâcheuses réussissaient à entrer, elle s’en allait aussitôt. Enfin, lorsqu’elles tentaient de la coincer quelque part, elle les contournait comme elle l’aurait fait d’une vulgaire souche.

Quand il le fallait, toute Aes Sedai savait se montrer plus patiente qu’un rocher. En revanche, être ignorées ainsi était une expérience nouvelle pour elles. Inquiet, Mat nota les signes de leur frustration croissante. Les yeux plissés, la bouche pincée, les mains refermées sur le devant de la robe, pour ne pas les nouer autour du cou de la Seanchanienne récalcitrante…

Bref la tension montait, et tout ça se résolut plus tôt que prévu, et pas du tout comme Mat s’y attendait.

Le lendemain du jour où il avait offert la jument rasoir à Tuon, Mat dîna avec les deux Seanchaniennes – et les incontournables Noal et Olver, bien entendu. Ces deux lascars, la Lumière savait comment, réussissaient à passer plus de temps que lui, ou presque, avec Tuon.

Aussi guindés que s’ils étaient dans un palais, pas dans une minuscule roulotte, Lopin et Nerim servirent un menu typique de début du printemps. Du mouton filandreux, des pois séchés et des navets entreposés trop longtemps dans la cave de quelqu’un. À cette époque de l’année, on ne pouvait rien récolter, ce qui ne faisait pas bon ménage avec la grande cuisine. Par bonheur, Lopin avait préparé une sauce au poivre pour la viande, et Nerim avait déniché des pignons pour accompagner les pois.

Les portions étaient généreuses et rien n’avait un goût de pourri – la définition d’un repas gastronomique, en des temps de vaches maigres.

Ayant déjà affronté Tuon aux pierres, Olver s’en fut à la fin du repas. Pour disputer une partie contre l’élue de son cœur, Mat changea de place avec Selucia.

Malgré de nombreux regards appuyés, Noal s’incrusta. Ressassant comme d’habitude, il parla des Sept Tours de feu le royaume du Malkier – de loin plus belles que toutes celles de Cairhien –, et de Shol Arbela, la cité aux Mille Cloches sise en Arafel. Sur sa lancée, il évoqua une kyrielle de merveilles des Terres Frontalières : des flèches de cristal plus dures que de l’acier, une coupe de métal de cent pieds de diamètre incrustée dans une colline… Enfin, les fantaisies habituelles.

Parfois, le vieux casse-pieds se permettait des remarques sur le jeu de Mat. S’il semblait trop s’exposer sur la gauche, c’était pour tendre un piège subtil sur la droite… Pas née de la dernière pluie, Tuon saisissait le message et s’en tirait sans dommage.

La routine, quoi…

Mat, lui, se taisait, sauf pour converser avec Tuon. Cette retenue lui coûtait des efforts surhumains. Parce que sa belle, apparemment, adorait entendre le vieux fou radoter.

Alors qu’il étudiait le plateau de jeu – se demandant s’il avait l’ombre d’une chance d’arracher une partie nulle –, Joline fit irruption dans la roulotte, suivie par Teslyn et Edesina. Une véritable invasion de sauterelles hautaines et méprisantes, mais cent fois plus dangereuses que les gros insectes.

Comme de bien entendu, Joline portait sa bague au serpent.

Poussant la pauvre Selucia en la gratifiant de regards noirs parce qu’elle ne glissait pas sur le côté assez vite, les sœurs s’installèrent au bout de la table. Les lorgnant d’un air pincé, Noal ne pipa plus mot, une main passée sous sa veste. Comme si de banals couteaux y avaient pu quelque chose…

— Haute Dame, dit Joline, ignorant Mat, il est temps de mettre un terme à tout ça.

Un ordre, pas une demande ou une suggestion. Sans laisser la moindre place à la contestation.

— Ton peuple nous impose une guerre comme on n’en a plus vu depuis celle des Cent Années, voire celles des Trollocs. Tarmon Gai’don approchant, ça ne peut pas durer, sauf à courir à la catastrophe pour tous les pays. Car c’est cela la menace, ni plus ni moins.

» Il est temps que les Seanchaniens mettent de l’eau dans leur vin. Haute Dame, ce sera toi qui transmettras nos conditions aux chefs de votre armée. La paix est possible, à condition que vous vous en retourniez au Seanchan. Sinon, vous subirez le courroux de la Tour Blanche, qui sera soutenue par tous les pays, des Terres Frontalières jusqu’à la mer des Tempêtes. La Chaire d’Amyrlin, sache-le, doit déjà avoir uni les royaumes pour vous combattre. Venues des Terres Frontalières, de grandes armées sont arrivées dans le Sud, et d’autres les rejoindront.

» Ne vaudrait-il pas mieux en terminer sans verser des flots de sang ? Si tu le penses aussi, évite la destruction de ton peuple et aide-nous à ramener la paix.

Mat ne put pas voir la réaction d’Edesina. En revanche, le battement de paupières de Teslyn ne lui échappa pas. Pour une Aes Sedai, ça revenait à taper sur la table.

Teslyn manifestait-elle ainsi son désaccord avec Joline ? Ce que sa collègue venait de dire lui avait-il déplu dans une mesure difficile à déterminer ?

Pour sa part, Mat grogna entre ses dents.

Joline n’était pas une sœur grise – en d’autres termes, une femme aussi douée pour négocier qu’un jongleur génial pour faire valser une vingtaine de quilles.

Mat n’était pas non plus un orfèvre dans ce domaine. Il put cependant conclure que l’Aes Sedai avait trouvé le chemin le plus court pour insulter Tuon.

La Fille des Neuf Lunes, le dos bien droit, croisa les mains sur ses genoux, sous la table, et soutint le regard de la sœur – sans exprimer plus d’émotions que d’habitude.

— Selucia…, dit-elle d’un ton posé.

Se levant, la Seanchanienne blonde se pencha le temps de tirer quelque chose de sous la couverture où Mat était assis. Quand elle se redressa, tout sembla arriver en même temps.

Il y eut un « clic » et Teslyn laissa échapper un cri avant de porter les mains à sa gorge. Contre la peau de Mat, la tête de renard devint glaciale et Joline, les yeux ronds de surprise, tourna la tête vers sa collègue rouge.

Edesina se leva et fonça vers la porte, encore entrouverte, mais le battant se referma avec fracas – au nez de Blaeric et de Fen, à en juger par les bruits de chute qui s’ensuivirent.

Edesina s’arrêta et se pétrifia, les bras le long du corps et les pans de sa jupe divisée plaqués sur ses jambes par des cordes invisibles.

Tous ces événements en une fraction de seconde, et Selucia n’en avait pas encore terminé… Se penchant vers la couchette où Noal était assis, elle passa autour du cou de Joline un collier d’argent qu’elle referma avec le même « clic » que précédemment.

Mat vit que Teslyn serrait l’a’dam à deux mains – pas avec l’espoir de l’enlever, mais avec tant de force que ses phalanges en étaient blanches. Le regard voilé, la sœur rouge n’était plus que l’image même du désespoir.

Joline avait déjà retrouvé l’impassibilité légendaire des Aes Sedai. Cela dit, elle aussi avait les mains à son cou, sur le maudit collier.