— Si tu crois pouvoir…, commença-t-elle.
Elle n’alla pas plus loin, les lèvres pincées et les yeux brillant de rage.
— Même si c’est rarement le cas, dit Tuon en se levant, l’a’dam peut servir à châtier quelqu’un.
La Haute Dame exhiba ses poignets, où brillaient les bracelets reliés aux deux chaînes cachées sous les couvertures des couchettes. Au nom de la Lumière, où avait-elle déniché ces a’dam ?
— Non, lâcha Mat. Précieuse, tu as promis de ne pas nuire à mes alliés.
Utiliser le surnom mutin n’était peut-être pas une idée de génie, mais il était trop tard pour revenir en arrière.
— Jusque-là, tu as tenu parole. Ne gâche pas tout maintenant.
— Jouet, quoi que j’aie promis, ces trois femmes ne font sûrement pas partie de tes alliés.
Le guichet qui servait à converser avec le cocher ou à lui faire passer son repas s’ouvrit avec un grand bruit. Quand Tuon jeta un regard par-dessus son épaule, ce volet se referma plus bruyamment encore.
Sur le marchepied, un homme lâcha un chapelet de jurons puis tambourina à la porte.
— Un a’dam peut aussi dispenser du plaisir, dit Tuon à Joline, ignorant le vacarme. Dans ce cas, c’est une grande récompense.
Les yeux écarquillés, Joline écarta les lèvres. Ses jambes se dérobant, elle se retint à la table suspendue, qui oscilla comme une balançoire. Si cette démonstration l’avait impressionnée, elle parvint à le cacher. Une fois son équilibre repris, elle lissa le devant de sa robe, mais ça pouvait très bien ne rien vouloir dire. En tout cas, ses traits étaient redevenus ceux d’une Aes Sedai inaccessible à tout sentiment.
Edesina affichait la même équanimité. Pourtant, elle portait désormais le troisième a’dam autour du cou. À bien y regarder, elle était plus pâle que d’habitude…
Teslyn, elle, avait éclaté en sanglots.
Du coin de l’œil, Mat vit que Noal s’apprêtait à faire une ânerie. Lui tirant un coup de pied dans les chevilles, il fit sursauter le vieil homme – et secoua la tête pour le dissuader de passer à l’action. Noal le foudroya du regard, mais il sortit sa main droite de sous sa veste et se radossa à la cloison de bois.
Furibard, le vieux type ! Eh bien, qu’il fulmine ! Les couteaux, ici, ne serviraient à rien. Les mots en revanche… S’ils suffisaient à sortir de l’impasse, ce serait une bénédiction.
— Écoute-moi bien, dit Mat à Tuon. Si tu réfléchis, tu trouveras cent preuves que ça ne fonctionnera pas. Enfin, tu peux apprendre à canaliser ! Le savoir ne change pas tout pour toi ? Tu n’es pas très différente de ces femmes.
Pour l’attention que lui accorda Tuon, Mat aurait tout aussi bien pu faire la roue devant un aveugle.
— Essaie de t’unir à la Source, ordonna la Haute Dame à Joline.
D’un ton assez conciliant, mais avec un regard à faire fondre une pierre. À l’évidence, elle entendait être obéie. Non, bien plus que ça ! On eût dit un léopard face à trois chèvres attachées à un piquet.
Bizarrement, Mat trouva sa future épouse plus belle que jamais. Un magnifique félin dont les griffes le déchiquetteraient, dès qu’elles en auraient fini avec les chèvres.
Avant ce jour, il s’était trouvé deux ou trois fois face à un félin dangereux – en personne, pas dans ses souvenirs implantés. Dans ce genre de confrontation, on éprouvait une étrange variante d’euphorie et d’excitation.
— Allez ! insista Tuon. Tu sens bien que le bouclier s’est dissipé.
Joline se concentra puis eut un grognement surpris.
— Très bien, approuva Tuon. Tu viens d’obéir pour la première fois de ta vie. Et d’apprendre que tu ne peux plus canaliser, désormais, sans ma permission. À présent, essaie de t’unir à la Source, mais sans puiser du saidar dedans.
Joline se concentra puis eut l’ombre d’un frémissement – une petite entorse à son impassibilité légendaire.
— Très bien ! s’écria Tuon. Maintenant, coupe-toi de la Source. Voilà, excellent… C’était ta première leçon.
Joline inspira à fond. Si elle ne semblait pas effrayée, elle avait l’air de plus en plus mal à l’aise.
— Par le sang et les cendres ! explosa Mat. Femme, tu crois pouvoir parader avec ces trois-là en laisse, et ce sans que personne le remarque ?
On frappa de nouveau à la porte. Derrière le guichet, il y eut aussi du bruit. Paradoxalement, ça ne perturba personne. Si les Champions parvenaient à entrer, que pourraient-ils faire ?
— Ces femmes resteront dans leur roulotte, reprit Tuon, et je les entraînerai de nuit… Jouet, je n’ai aucun point commun avec elles. Aucun, m’entends-tu ? Oui, je pourrais apprendre à canaliser, mais je m’en abstiendrai, comme je me suis abstenue de voler ou de tuer.
Non sans mal, Tuon recouvra son calme puis elle s’assit, les mains sur la table, et observa de nouveau les Aes Sedai.
— Avec une de vos collègues, j’ai remporté un très grand succès…
Entre ses dents, Edesina lâcha un nom que Mat ne comprit pas.
— Mais vous devez avoir rencontré ma Mylen, dans les chenils ou à l’entraînement. Eh bien, toutes les trois, je vous dresserai comme je l’ai dressée. Les Ténèbres vous ont touchées, mais je vous apprendrai à vous réjouir de servir l’Empire.
— Je n’ai pas sorti ces trois femmes d’Ebou Dar pour que tu les reprennes sous ta coupe, lâcha Mat.
Il glissa sur la couchette, faisant mine de se lever, mais le médaillon se refroidit de nouveau et Tuon poussa un petit cri étonné.
— Jouet, comment fais-tu ça ? Les tissages qui fondent lorsqu’ils te touchent, je veux dire…
— J’ai un don, Précieuse.
Alors qu’il se levait, Selucia avança vers lui, les mains tendues comme pour une imploration. La peur la défigurait.
— Tu ne dois pas…, commença-t-elle.
— Non ! cria Tuon.
Selucia recula, mais sans quitter du regard le jeune flambeur. Bizarrement, la peur s’effaça de ses traits.
Mat secoua la tête, stupéfié. Selucia, il le savait, devait obéir au doigt et à l’œil à Tuon. En tant que so’jhin, elle appartenait à sa maîtresse autant que la jument rasoir. Mais à quel niveau d’obéissance fallait-il être pour cesser d’avoir peur en une milliseconde ?
— Jouet, dit Tuon, ces femmes m’ont embêtée.
Prudemment, Mat posa les mains sur le collier de Teslyn. Toujours en larmes, la sœur rouge semblait ne pas pouvoir croire qu’il allait la libérer.
— Elles m’embêtent aussi, approuva-t-il.
Appuyant où il fallait, il ouvrit le collier. Aussitôt, Teslyn lui saisit les mains et les couvrit de baisers.
— Merci, gémit-elle, merci, merci, merci…
— De rien, mais tu n’es pas obligée de… Teslyn, arrête ça !
Arracher ses mains à la sœur ne fut pas un jeu d’enfant pour Mat.
— Jouet, je veux qu’elles cessent de m’embêter, fit Tuon alors que le jeune flambeur se tournait vers Joline.
Venant de quiconque d’autre, c’eût été une revendication. Là, il s’agissait d’un ordre.
— Après ce qui vient d’arriver, ça m’étonnerait qu’elles recommencent.
Devant l’air buté de Joline, Mat insista :
— Pas vrai ?
La sœur verte ne répondit pas.
— On ne recommencera pas, dit Teslyn.
— Oui, c’est juré, ajouta Edesina.
Joline ne broncha pas.
— Je pourrais te laisser entre les mains de Précieuse pendant quelques jours, histoire que tu changes d’avis. (Mat ouvrit le collier.) Mais je ne le ferai pas.
Les yeux toujours rivés dans ceux du jeune homme, Joline toucha son cou pour confirmer qu’elle était libre.
— Tu voudrais bien devenir un de mes Champions ? demanda-t-elle avant de ricaner. Ne fais pas cette tête ! Même si je voulais te lier à moi contre ta volonté, ce serait impossible à cause de ton ter’angreal. Je ne recommencerai pas, maître Cauthon. Nous y perdons sans doute notre meilleure chance d’arrêter les Seanchaniens, mais je n’embêterai plus… Précieuse.