Tuon feula comme une chatte tombée dans l’eau et Mat soupira. Ce qu’on gagnait sur la balançoire, on le reperdait sur le manège de chevaux de bois…
Du coup, Mat passa une partie de la nuit à s’adonner à une activité qu’il abominait : le travail. Là, ça consista à creuser un grand trou pour enterrer les trois a’dam.
Il s’en chargea lui-même parce que Joline, étonnamment, voulait récupérer les artefacts.
À bien y réfléchir, ce n’était pas si étonnant. Ces a’dam étaient des ter’angreal, et la Tour Blanche aurait besoin de les étudier. Sans doute, mais elle devrait en trouver d’autres, voilà tout !
S’il avait ordonné à un de ses Bras Rouges d’enfouir les artefacts, pas un ne les aurait remis à une sœur. Mais il avait préféré ne prendre aucun risque, histoire que ces objets ne viennent plus jamais semer le trouble.
Alors que le trou en était à hauteur de ses genoux, il commença à pleuvoir. Très vite, le jeune flambeur fut trempé comme une soupe et maculé de boue jusqu’à la taille.
Une fin idéale pour une nuit de rêve, avec en sus les dés qui roulaient dans sa tête.
10
Un village au Shiota
En apparence du moins, les jours suivants valurent un répit à Mat. Dans une robe d’équitation en soie bleue tenue par une large ceinture de cuir, Tuon chevaucha à ses côtés alors que la ménagerie avançait lentement vers le nord. Cerise sur le gâteau, elle agita les doigts quand Selucia fit mine de glisser sa monture entre les leurs.
La so’jhin s’était acheté un cheval. Un hongre solide qui n’arrivait pas au boulet de Pépin ou d’Akein, mais qui valait dix fois le canasson que le jeune flambeur lui avait malicieusement fourni.
La tête enveloppée dans un foulard vert sous sa capuche, la Seanchanienne blonde se plaça sur l’autre flanc de Tuon – avec sur le visage une impassibilité qui aurait fait fondre de jalousie plus d’une Aes Sedai.
Mat ne put s’empêcher de sourire. À Selucia de cacher sa frustration, pour une fois !
Faute de chevaux, les vraies Aes Sedai étaient confinées dans leur roulotte. Sur le banc du conducteur de ce véhicule, Metwyn était bien trop loin pour entendre ce que Mat disait à sa belle. Sous un ciel presque sans nuages – une bonne surprise après le déluge de la nuit –, tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et même les fichus dés n’auraient pas pu gâcher la fête. Enfin, pas en permanence.
Un peu plus tôt, des gros corbeaux noirs avaient survolé la ménagerie. Fendant l’air en ligne droite, les oiseaux ne s’étaient pas attardés. Pourtant, Mat ne les avait pas quittés des yeux jusqu’à ce qu’ils deviennent de minuscules points noirs puis disparaissent.
Pas de quoi gâcher la journée d’un honnête homme. Enfin, de cet honnête homme. Plus loin au nord, il en irait peut-être autrement pour un malchanceux.
— Jouet, tu as lu quelque augure dans le ciel ? demanda Tuon.
En selle, elle était aussi gracieuse que partout ailleurs. De mémoire de Mat, il ne l’avait jamais vue maladroite ou empruntée.
— Au sujet des corbeaux, continua Tuon, la plupart des augures impliquent qu’ils se soient posés sur le toit d’une demeure, ou qu’ils croassent à l’aube ou au crépuscule.
— Ils peuvent également être des espions du Ténébreux, dit Mat. Comme les corneilles et les rats. Mais ceux-là ne se sont pas arrêtés pour nous observer. Donc, il n’y a rien à craindre.
Tuon passa dans ses cheveux sa main gantée de vert, puis elle soupira :
— Jouet, Jouet… À combien de contes pour enfant crois-tu dur comme fer ? Penses-tu aussi qu’il faille dormir sur la Colline du Vieil Hob, par une nuit de pleine lune, pour que les serpents donnent trois bonnes réponses à trois questions ? Ou crois-tu que les renards volent la peau des hommes et rendent les aliments non nourrissants afin qu’on crève de faim, même en se remplissant le ventre ?
Mat eut quelque peine à sourire.
— Ces deux-là, je ne les avais jamais entendus…
Feindre d’être amusé ne fut pas non plus un jeu d’enfant. Quelles probabilités pour que Tuon mentionne par hasard des serpents répondant honnêtement à trois questions – ce que les Aelfinn avaient fait, en un sens – et des renards volant la peau des gens ? Il aurait mis sa tête à couper que les Eelfinn la transformaient en cuir…
Mais le pire, dans tout ça, restait la référence au Vieil Hob. Le reste n’était sans doute qu’une facétie de plus liée à sa nature de ta’veren. Mais en Shandalle, le royaume natal d’Artur Aile-de-Faucon, Vieil Hob – ou Caisen Hob – était un des nombreux noms du Ténébreux. Les Aelfinn et les Eelfinn méritaient sans doute d’être connectés au Seigneur des Ténèbres, mais quand on avait soi-même un lien avec les maudits renards, on n’éprouvait aucun désir d’y penser.
Un rapport avec les serpents, aussi ? Cette possibilité suffisait à retourner l’estomac du jeune homme…
Pourtant, par une journée de plus en plus clémente, sans qu’on pût la qualifier de « chaude », la chevauchée restait agréable. À un moment, Mat entreprit de jongler avec six balles de laine multicolores. Comme il convenait, Tuon rit aux anges et applaudit à tout rompre.
Cet exploit avait impressionné le jongleur à qui Mat avait acheté les balles. En selle, il était encore plus dur à réaliser. Poussant son avantage, le jeune homme lança plusieurs blagues qui déridèrent Tuon – plus une qui lui fit rouler de gros yeux avant qu’elle échange des ondulations de doigts avec Selucia. Peut-être parce qu’elle n’aimait pas les plaisanteries à base de serveuses de taverne. Pourtant, n’étant pas idiot, Mat avait choisi la moins inconvenante.
Il regretta que Tuon n’ait pas ri, car il adorait entendre ce son chaleureux, raffiné et spontané.
Parlant de chevaux, les deux jeunes gens eurent une petite polémique sur les méthodes requises avec les bêtes récalcitrantes. Dans la jolie tête de Tuon, constata Mat, de bien étranges idées avaient élu domicile. Par exemple, elle croyait qu’on pouvait calmer un équidé rétif en lui mordant l’oreille. En réalité, il n’y avait pas mieux pour le rendre fou furieux. Dans le même ordre d’idées, Tuon ignorait qu’on pouvait murmurer à l’oreille des chevaux. Alors que Mat tenait cette technique de son père, la Haute Dame déclara qu’elle n’y croirait pas avant d’en avoir eu une démonstration.
— Pour ça, il me faudrait disposer d’un cheval énervé, non ?
Tuon roula encore de gros yeux et Selucia l’imita.
Dans ces débats, il n’y avait ni colère ni hostilité, simplement deux esprits qui se confrontaient. En la matière, Tuon était si bien dotée qu’on pouvait croire impossible que tant d’intelligence ait trouvé refuge dans un si petit corps.
Plus que les serpents et les renards – ceux-là étaient très loin d’ici et il n’y avait rien à faire à leur sujet –, la seule ombre au tableau, ce furent les silences de Tuon. « Précieuse », elle, était tout près de Mat, et à son sujet, il y avait beaucoup de choses à faire.
À aucun moment elle n’évoqua l’incident avec les Aes Sedai, les sœurs elles-mêmes ni le ter’angreal de Mat. Et elle ne chercha pas non plus à savoir pourquoi les tissages qu’elle avait fait lancer sur lui par Teslyn et Joline étaient restés sans effet. Les événements de la veille auraient tout aussi bien pu être un rêve…