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Selon Setalle, Tuon se comportait comme un stratège qui prépare une bataille. Une sorte de général formé dès l’enfance à intriguer et à dissimuler, d’après Egeanin. Et tout ça visait spécifiquement Mat Cauthon. Mais avec quel objectif en tête ? À l’évidence, il ne pouvait pas s’agir d’une version seanchanienne de l’amour courtois. Dans ce domaine, au sein du Sang, Egeanin ne savait pas grand-chose, mais l’hypothèse amoureuse ne tenait pas. Mat connaissait Tuon depuis quelques semaines et il l’avait enlevée. À part ça, elle l’appelait « Jouet » et elle avait tenté de l’acheter, comme un vulgaire objet. Seul un crétin prétentieux aurait pris ça pour le comportement d’une femme amoureuse.

Ce qui laissait une multitude de possibilités, du plan de vengeance subtil jusqu’à… Jusqu’à quoi, au juste ? Tuon avait menacé Mat de le transformer en « porteur de coupes ». Même si la femme de Domon regimbait devant cette notion, ça signifiait devenir un da’covale. Mais toujours selon Egeanin, les porteurs étaient choisis pour leur beauté, et Mat ne remplissait pas les critères. À dire vrai, et même s’il ne l’aurait admis pour rien au monde, il partageait cette analyse, même si pas mal de femmes l’avaient jugé plutôt agréable à regarder.

Comment savoir si Tuon n’envisageait pas de l’épouser histoire qu’il se sente libre et en sécurité, puis de le faire exécuter ensuite ? Aucune femme au monde n’était simple, mais sur ce point, pas une n’arrivait à la cheville de la Fille des Neuf Lunes.

Pendant un long moment, ils n’aperçurent même pas une ferme. Deux heures après que le soleil eut dépassé son zénith, cependant, ils furent en vue d’un gros village. Comme pour les accueillir, les échos d’un marteau de forgeron s’abattant sur une enclume arrivèrent à leurs oreilles.

Allant jusqu’à trois niveaux, les bâtiments, tous à charpente de bois revêtue de plâtre, arboraient des toits de chaume pointus sur lesquels trônaient de hautes cheminées en pierre. Ce spectacle éveilla quelque chose en Mat, mais il ne parvint pas à mettre le doigt dessus.

Dans la forêt environnante, il n’y avait pas l’ombre d’une ferme. Pourtant, les villages étaient toujours couplés à des exploitations agricoles qui leur permettaient de vivre et prospéraient grâce à eux. Donc, il devait y en avoir quelque part, sans doute une fois l’agglomération traversée.

Bizarrement, les villageois que distinguait Mat ne manifestaient aucun intérêt pour la ménagerie à l’approche. En manches de chemise, sur le côté droit de la route, un type leva les yeux de la hachette qu’il était en train d’aiguiser sur un tour à meuler, puis les abaissa comme s’il n’avait rien vu de notable. Déboulant d’une rue, une bande de mioches s’enfonça dans une autre sans accorder plus d’un regard à la colonne de roulottes. Hautement étrange, ça… En général, ces gosses-là étaient fascinés par de simples caravanes de marchands. La ménagerie, elle, comptait plus de véhicules que n’importe quelle expédition commerciale.

Tiré par six chevaux, le chariot d’un marchand ambulant, sa bâche disparaissant presque sous toute une batterie de cuisine, approchait de l’autre côté du village. Normalement, son arrivée imminente aurait dû soulever quelque curiosité. Même dans un assez gros village situé sur une route très fréquentée, les gens dépendaient des marchands itinérants pour tout ce qui sortait de l’ordinaire. Là, personne ne pointait le chariot du doigt ni ne criait qu’un colporteur serait bientôt là. Indifférents, les villageois continuaient à vaquer à leurs occupations.

À trois cents pas du village, Luca se mit debout sur le banc du conducteur et regarda à droite et à gauche.

— On va tourner par là ! cria-t-il en désignant une prairie où des fleurs sauvages – des marguerites, de la lavande à fleurs pourpres et ce qui devait être des tournesols – s’étendaient à l’infini au milieu d’une herbe déjà haute d’un bon pied.

Après s’être rassis, Luca obéit à sa propre consigne et les autres roulottes le suivirent, leurs roues creusant des ornières dans la terre meuble.

Alors qu’il orientait Pépin vers la prairie, Mat entendit les sabots des six chevaux du marchand claquer sur les pavés de la route. Ce bruit le fit sursauter. Cette voie n’était plus pavée depuis…

Le jeune flambeur fit volter son hongre. Le chariot bâché avançait sur des pavés gris présents seulement à l’intérieur du village. Le marchand ambulant, un type rondelet coiffé d’un chapeau à larges bords, regardait les pavés en secouant la tête. Inspectant le village, il branla de plus belle du chef.

Les gens comme lui suivaient des itinéraires fixes. En d’autres termes, il était déjà passé par là cent fois. Alors, pourquoi tant de surprise ?

Le type arrêta son attelage et attacha les rênes au levier du frein de son chariot.

Mat mit les mains en porte-voix :

— Continue ta route, l’ami ! cria-t-il à s’en casser les cordes vocales. File de là le plus vite possible !

Le marchand jeta un coup d’œil à Mat, puis il se mit debout sur son siège et, aussi grandiloquent que Luca, se lança dans une tirade. Sans comprendre un mot, Mat devina de quoi il s’agissait. Pour attirer les clients, l’homme beuglait les nouvelles du monde glanées en chemin – avant de réciter la liste des merveilles qu’il proposait presque au prix coûtant.

Dans le village, personne ne tourna la tête vers lui.

— File de là ! s’égosilla Mat. Ils sont tous morts ! Ne reste pas là !

Derrière le jeune flambeur, quelqu’un poussa un petit cri. Tuon ou Selucia, sans doute. Voire les deux.

Sans raison apparente, les chevaux du colporteur hennirent à la mort en secouant furieusement la tête. Les yeux ronds, ils semblaient avoir dépassé le stade de la terreur pour sombrer dans la folie furieuse.

Pépin s’affola aussi et son maître ne parvint pas à le contrôler. Tournant en rond sur place, le hongre n’avait plus qu’une idée : filer dans n’importe quelle direction, pourvu qu’elle l’éloigne de cet enfer. Bien entendu, tous les chevaux de la ménagerie entendirent ses hennissements et les reprirent en chœur. Dans les cages, les lions et les ours rugirent, vite imités par les léopards.

Affolés, les équidés se cabrèrent dans leurs harnais. En une fraction de seconde, la panique fut totale.

Alors qu’il luttait pour maîtriser Pépin, Mat vit que les cochers des roulottes et les conducteurs des chariots de l’intendance se débattaient eux aussi contre leur attelage.

La jument rasoir de Tuon paniquait, comme le hongre de Selucia. Un instant, Mat s’inquiéta pour sa promise, mais elle semblait de taille à contrôler puis à apaiser Akein. Moins à l’aise avec sa monture, Selucia serait assez bonne cavalière pour ne pas finir dans la poussière.

Au milieu du village, le marchand enleva son chapeau et plissa les yeux en direction de la ménagerie.

Cédant enfin à Mat, Pépin se calma. Ou plutôt, il capitula comme un cheval épuisé d’avoir couru trop longtemps.

Pour le colporteur, il était trop tard. En réalité, il n’avait jamais eu sa chance… Chapeau à la main, il sauta de son siège pour voir ce qui arrivait à ses chevaux.

Quand il eut atterri maladroitement, il baissa les yeux sur ses pieds. Puis il lâcha son chapeau et cria comme un fou. Les pavés volatilisés, il s’était enfoncé jusqu’aux chevilles dans la terre, exactement comme ses chevaux. Et comme eux, il continuait à sombrer, son chariot suivant le même chemin.

Le village tout entier, ses habitants compris, s’enfonça dans la terre. Alors qu’ils sombraient, les hommes, les femmes et les enfants continuèrent leurs activités, comme si rien ne se passait. Et ils persistèrent même quand ils eurent de la gadoue jusqu’aux genoux.

Tuon saisit Mat par la manche. Sur son autre flanc, Selucia fit de même. Soudain, le jeune homme s’avisa qu’il tentait de faire avancer Pépin vers le malheureux colporteur. Par le sang et les cendres !