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— Que crois-tu pouvoir faire ? rugit Tuon.

— Rien, admit Mat.

Son arc en if noir était terminé, les encoches pour la corde, soigneusement tressée et cirée, ménagées avec une parfaite précision. Mais il n’avait pas encore fixé de tête au bout des hampes de flèche, et avec les récents déluges, la colle qui tenait l’empennage des projectiles devait être gluante…

Une flèche plantée dans la tête du marchand… Voilà la seule option qu’envisageait Mat. Un coup de grâce miséricordieux, avant que le malheureux disparaisse dans les entrailles de la terre. Pour y crever, ou pour suivre en enfer les habitants morts d’un village du Shiota.

Le Shiota, oui, c’était ça ! C’était ce qui l’avait intrigué, en découvrant les bâtiments. Depuis près de trois cents ans, au Shiota, on les construisait exactement selon ce modèle.

Même pour tirer, il était trop tard… Alors que Mat ne parvenait pas à le quitter des yeux, le pauvre marchand cria assez fort pour couvrir les hennissements de ses chevaux.

— Au secours ! beugla-t-il en agitant les bras. (On eût dit qu’il cherchait à croiser le regard de Mat.) Au secours !

Le jeune flambeur pria pour que le type meure le plus vite possible – dans sa situation, c’était tout ce qu’on pouvait lui souhaiter –, mais ça n’arriva pas et il fut bientôt enseveli jusqu’au cou.

Comme si on l’attirait sous l’eau, il s’emplit les poumons d’air pour survivre quelques instants de plus. Puis sa tête disparut, et on ne vit plus que ses bras levés, qui ne tardèrent pas à être engloutis. Sans le chapeau qui gisait sur le sol, nul n’aurait pu dire qu’il y avait eu un homme à cet endroit une minute ou deux plus tôt.

Lorsque les dernières cheminées eurent disparu, Mat s’autorisa un long soupir. À la place du village s’étendait une prairie en tout point similaire à celle où Luca voulait passer la nuit. Un endroit si paisible, avec tous ces papillons qui butinaient d’une fleur à l’autre…

Une paix de cimetière. Sincèrement, Mat espéra que le marchand ambulant était mort vite.

À part les deux ou trois qui avaient suivi Luca, tous les véhicules de la ménagerie formaient une longue ligne sur la route. Tout le monde ayant sauté à terre, les femmes consolaient les enfants pendant que les hommes tentaient de calmer les chevaux. Pour se faire entendre par-dessus les rugissements des ours, des lions et des léopards, ces gens beuglaient tous en même temps. À une exception notable près, cependant.

Comme si la disparition d’un village survenait tous les jours, Joline et ses deux collègues se dirigeaient à pied vers la tête de la colonne, Blaeric et Fen dans leur sillage. Arrivées devant le chapeau abandonné, les trois sœurs s’arrêtèrent pour l’étudier, puis Teslyn le ramassa, le fit tourner entre ses mains et le laissa retomber.

Avançant dans la prairie qui était un instant plus tôt un village, les Aes Sedai regardaient à droite et à gauche, comme si on pouvait arracher des informations à des fleurs sauvages et à de l’herbe. Aucune n’avait mis un manteau, mais pour une fois, Mat n’eut pas le cœur de les en blâmer.

Avaient-elles tenté d’utiliser le Pouvoir ? Peut-être, mais sans insister, parce que la tête de renard n’était jamais devenue froide. Et si elles s’étaient quand même unies à la Source, eh bien, il ne les punirait pas – après ce qu’il venait de voir, c’était au-dessus de ses forces.

Le moment de stupéfaction passé, les disputes éclatèrent. Dans la ménagerie, personne ne voulait traverser la prairie où se dressait un village quelques minutes plus tôt. Du coup, on s’enguirlandait ferme, même les palefreniers et les couturières se permettant de dire à Luca ce qu’il convenait de faire – et sans tarder, en plus de tout !

Certains exigeaient que la ménagerie fasse demi-tour, trouve une route discrète et continue en rase campagne jusqu’à ce qu’elle soit à proximité de Lugard. Oubliant la cité, d’autres prônaient de gagner l’Illian – toujours via des chemins de traverse, voire de retourner à Ebou Dar « et de continuer au-delà, s’il le fallait ». Après tout, l’Amadicia et le Tarabon étaient des pays amis. Le Ghealdan aussi, d’ailleurs. Bref, on ne manquait pas de cités très éloignées de cette prairie maudite par le Ténébreux.

Bien droit sur Pépin et jouant nonchalamment avec les rênes, Mat s’abstint de participer à cette foire d’empoigne. De temps en temps, son hongre frémissait, mais il ne risquait plus de se cabrer ou de ruer.

Émergeant de la foule, Thom approcha et posa une main sur l’encolure de Pépin. Comme de juste, Juilin et Amathera le suivaient de peu. Accrochée au bras de son homme, la jeune femme lançait partout des regards angoissés.

Noal et Olver fermaient la marche. Le gamin paraissait avoir envie de se réfugier dans les bras de quelqu’un – n’importe qui –, mais il était assez grand pour ne pas vouloir que ça se sache, s’il le faisait vraiment. À l’évidence perturbé, Noal secouait la tête et marmonnait dans sa barbe – sans cesser de suivre des yeux les Aes Sedai. Très certainement, dès le soir, il affirmerait avoir déjà vu un événement de ce genre, mais en beaucoup plus spectaculaire, bien entendu.

— À partir d’ici, dit Thom, très calme, je crois que nous continuerons seuls.

Maussade, Juilin approuva du chef.

— S’il le faut, oui, répondit Mat.

Pour les gens lancés sur la piste de Tuon – l’héritière de l’Empire seanchanien, rien que ça ! –, un petit groupe serait plus facile à repérer. Sinon, le jeune flambeur aurait quitté la ménagerie depuis longtemps. Progresser sans cette « couverture » serait plus dangereux, mais ça restait jouable. En revanche, faire changer d’avis tous ces gens serait impossible. Un seul regard sur ces visages terrifiés suffisait pour comprendre que Mat lui-même n’avait pas assez d’or pour ça. À dire vrai, il n’y en avait peut-être pas assez dans le monde…

Un manteau rouge sur les épaules, Luca écouta en silence jusqu’à ce que les artistes et le personnel soient à court d’arguments. Lorsque ce fut le cas, il écarta les pans du manteau et avança vers ses ouailles. Évitant les gestes théâtraux, il tapa sur l’épaule de certains hommes et regarda plusieurs femmes dans les yeux. Les chemins de traverse ? Avec les orages printaniers, ce seraient des bourbiers, ni plus ni moins. Par là, il faudrait deux fois plus de temps pour atteindre Lugard – voire trois fois ou même davantage.

Mat faillit s’étrangler en entendant le saltimbanque évoquer la vitesse. Mais Luca en était au début de ses élucubrations.

Avec une ferveur communicative, il évoqua les efforts surhumains requis pour désembourber les roulottes – trois ou quatre fois par jour, au minimum. Fascinant son auditoire, il lui fit partager ce calvaire répété des semaines durant.

En réalité, le pire chemin de traverse serait plus praticable que ça, mais seule comptait la conviction qu’il en allait autrement. C’était sur cette notion, comprit Mat, que l’affaire se jouerait.

En passant par des chemins perdus, continua Luca, ils ne croiseraient aucune ville, c’était certain, et les villages seraient au mieux des hameaux. Aucune chance de donner une représentation, et en plus, des difficultés sans fin pour se réapprovisionner.

S’arrêtant devant une fillette qui s’accrochait aux jupes de sa mère, le saltimbanque se décomposa, comme s’il voyait la pauvre petite crever de faim devant ses yeux. D’instinct, plusieurs femmes tirèrent leurs rejetons vers elles.

Quant à l’Amadicia et au Tarabon – sans oublier le Ghealdan –, eh bien, oui, pour l’extraordinaire ménagerie de Valan Luca, ces pays seraient une véritable mine de spectateurs et donc de pièces d’or et d’argent. Dans un avenir très lointain. Pour les atteindre, il faudrait d’abord retourner à Ebou Dar – des semaines de voyage –, et retraverser des villes où le public, après un passage très récent, ne se bousculerait sûrement pas au portillon. En d’autres termes, une éternité sans représentation, avec des bourses et des estomacs de plus en plus vides…