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L’autre solution, c’était de continuer vers Lugard – sur la route.

À ces mots, la voix de Luca vibra de nouveau d’énergie. Pour la première fois, il se permit quelques gestes, mais d’une parfaite sobriété. Et s’il continua à inspecter ses troupes, ce fut en pressant un peu le pas.

Lugard était une mégalopole ! En comparaison, Ebou Dar faisait pâle figure. Dans une des plus grandes cités du monde, la troupe pourrait se produire tout au long du printemps et avoir encore des réserves de spectateurs.

De sa vie, Mat n’avait jamais mis les pieds à Lugard. Une ville en ruine, racontait-on, dirigée par un roi trop nécessiteux pour faire nettoyer les rues. Pourtant, Luca le magicien évoquait l’équivalent de Caemlyn, au minimum.

Parmi son auditoire, certains hommes ou femmes devaient avoir vu la cité. Hypnotisés, ils écoutaient pourtant le plus grand baratineur du monde décrire des palais cent fois plus somptueux que celui d’Ebou Dar – un taudis, si on voulait bien l’en croire. Dans un tel paradis, des nobles par milliers viendraient assister au spectacle et s’offriraient sans doute des prestations privées. Le roi Roedran, par exemple, en était très friand. Dans la troupe, qui s’était déjà produit devant un souverain ? Parole de Luca, ce serait bientôt fait pour eux tous !

Après, la ménagerie irait à Caemlyn, la méga-mégalopole qui ferait passer Lugard pour un village de montagne. Là, on serait vraiment dans la cour des grands, avec la possibilité de donner deux ou trois représentations par jour tout l’été durant.

— J’aimerais beaucoup voir ces villes, dit Tuon en faisant avancer Akein au niveau de Pépin. Tu me les montreras, Jouet ?

Avec son hongre louvet, Selucia suivait Tuon comme son ombre. Extérieurement, elle semblait sereine, mais ce qu’ils venaient de voir avait dû la secouer.

— Lugard, il y a une chance, répondit Mat. De là, je trouverai peut-être un moyen de te renvoyer à Ebou Dar.

Dans une caravane de marchands bien défendue, avec autant de gardes du corps qu’il pourrait engager. Même si Tuon était aussi compétente et dangereuse qu’Egeanin l’affirmait, deux femmes seules seraient vues comme des proies faciles par beaucoup de salopards – et pas seulement des bandits de grand chemin.

— Et peut-être Caemlyn…

Si Mat avait besoin de plus de temps que lui en offrirait le voyage entre le défunt village du Shiota et Lugard…

— Oui, nous verrons ce que nous verrons…, répliqua Tuon, délibérément hermétique.

Puis elle échangea des ondulations de doigts avec Selucia.

Ce qui s’appelle parler dans le dos de quelqu’un… Sauf qu’elles y arrivent en étant sous mon nez.

Quand elles faisaient ça, il les aurait bien mordues.

— Thom, Luca est aussi bon qu’un trouvère, mais je doute qu’il réussisse à les convaincre.

Avec un ricanement, le vieil artiste lissa sa longue moustache blanche.

— Il n’est pas trop nul, je veux bien l’admettre, mais à cent coudées d’un trouvère. Cela dit, je crois qu’il les roulera dans la farine. On parie, mon garçon ? Une couronne d’or, par exemple ?

À sa grande surprise, Mat éclata de rire. Pourtant, il aurait juré ne plus en être capable tant que l’image du pauvre colporteur ne se serait pas effacée de sa mémoire. Sans oublier les malheureux chevaux. Il entendait encore leurs cris, presque assez forts pour couvrir le vacarme des dés.

— Tu veux parier avec moi ? D’accord, tope là !

— Je ne jouerais pas aux dés avec toi, maugréa Thom, mais quand j’en vois un, je sais reconnaître un type capable de faire avaler des couleuvres aux gens. J’ai réussi ce coup-là assez souvent pour ça…

Quand il en eut fini avec Caemlyn, Luca changea légèrement de registre et renoua en partie avec sa grandiloquence usuelle. Et son culot légendaire :

— De Caemlyn, direction Tar Valon ! En bateau, mes amis, car j’en louerai autant qu’il faudra.

Ce coup-ci, Mat s’étrangla pour de bon. Louer des bateaux, Valan Luca ? Le plus grand radin que la terre ait porté – et la mer aussi ?

— À Tar Valon, le public potentiel est si nombreux qu’on pourra y vivre jusqu’à la fin de nos jours. Imaginez… Là-bas, les boutiques construites par les Ogiers ressemblent à des palais, et nul n’a jamais trouvé les mots adaptés pour décrire les palais ! Quand ils découvrent Tar Valon, des rois et des reines éclatent en sanglots parce que leur capitale leur semble soudain être un hameau… et leur palais une cabane de paysan. À Tar Valon, ne l’oubliez pas, on trouve la Tour Blanche, soit le plus fantastique bâtiment du monde. La Chaire d’Amyrlin en personne voudra qu’on se produise devant elle. Après tout, n’avons-nous pas protégé trois de ses sœurs en détresse ? Comment imaginer, une fois devant leur supérieure, qu’elles ne parleront pas en notre faveur ?

D’un coup d’œil, Mat constata que les Aes Sedai ne se baladaient plus dans la prairie où le village avait sombré. Désormais, campées sur la route, elles le dévisageaient, impassibles comme à l’accoutumée. Non, rectifia-t-il, ce n’était pas lui qu’elles regardaient, mais Tuon. Toutes les trois avaient juré de ne plus l’embêter, et leur parole les engageait, mais comment savoir ce que valait vraiment une promesse d’Aes Sedai ? Le Serment qui les obligeait à ne pas mentir, ne le contournaient-elles pas à longueur de journée ?

Du coup, Tuon ne verrait sûrement pas Caemlyn, et peut-être même pas Lugard. Parce qu’il risquait d’y avoir des Aes Sedai dans les deux villes. Quoi de plus facile, pour Joline et ses collègues, que de révéler à ces sœurs-là la véritable identité de Tuon ? Et dans ce cas, en un éclair, la Fille des Neuf Lunes se retrouverait en chemin pour Tar Valon. Avec le statut d’invitée, bien entendu, et afin de mettre un terme à la guerre. Jugeant cet objectif louable, bien des gens auraient conseillé à Mat de livrer lui-même sa « prisonnière » à la Tour Blanche. Mais il avait donné sa parole.

À quelle distance de Lugard, se demanda-t-il, devrait-il être pour renvoyer Tuon à Ebou Dar ?

Pour vanter les mérites de Tar Valon, surtout après avoir insisté sur ceux de Caemlyn, Luca n’avait pas lésiné sur le baratin. Une fois là-bas, son auditoire risquerait d’être déçu. La Tour Blanche haute d’au moins trois mille pieds ? Les palais bâtis par les Ogiers aussi grands que de petites montagnes ? Ne reculant devant rien, le saltimbanque avait même prétendu qu’on trouvait un Sanctuaire au cœur de la ville.

Sa prestation terminée, il invita son auditoire à un vote à main levée. Tout le monde opta pour Lugard par la route, même les enfants. Un triomphe.

Mat sortit une couronne d’or de sa poche et la tendit au trouvère.

— Je n’ai jamais été si heureux de perdre, Thom…

En réalité, il n’avait jamais été content de perdre. Mais là, ça valait la plus belle des victoires.

Thom prit la pièce et esquissa une courbette.

— Je la garderai en souvenir, je crois… (Il fit rouler la grosse couronne entre ses doigts.) Pour me rappeler que même l’homme le plus chanceux du monde peut connaître la défaite.

Malgré le vote unanime, personne ne semblait pressé de traverser la prairie maudite. Après avoir ramené sa roulotte sur la route, Luca tira sur les rênes et resta un moment contemplatif, Latelle s’accrochant à son bras aussi fort qu’Amathera à celui de Juilin.

Marmonnant ce qui pouvait être un juron ou une invocation, le saltimbanque secoua ses rênes. Lorsqu’ils atteignirent le site du village, les chevaux étaient au galop, et leur maître ne les fit pas ralentir avant de l’avoir traversé.