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Tous les autres véhicules procédèrent ainsi, un par un. Avant de talonner Pépin, Mat lui-même prit une grande inspiration. Puis il avança au trot, pas au galop, mais en se retenant de stimuler sa monture, surtout quand il passa à côté du chapeau à larges bords. À ses côtés, Tuon et Selucia affichèrent une impassibilité d’Aes Sedai.

— Un jour, je verrai Tar Valon, jura Tuon. Très probablement, j’en ferai ma capitale. Jouet, c’est toi qui me feras visiter cette ville. Au fait, y es-tu déjà allé ?

Une petite femme dure comme le roc, décidément ! Superbe, certes, mais sans aucune faille.

Après avoir traversé, Luca passa au trot, un rythme préférable à la lenteur habituelle de la progression.

Alors que le soleil déclinait de plus en plus, ils longèrent deux ou trois prairies assez grandes pour accueillir la ménagerie, mais le saltimbanque continua à avancer jusqu’à ce que l’astre du jour ait à demi sombré à l’horizon. Même là, il sembla hésiter devant un vaste terrain dégagé.

— Ce n’est qu’un champ, dit-il enfin pour s’encourager.

Sur ces mots, il fit obliquer ses chevaux.

Dès que les montures eurent été confiées à Metwyn, Mat accompagna Tuon et Selucia jusqu’à leur roulotte. Mais il n’y aurait ni dîner ni partie de pierres.

— Un soir parfait pour prier, dit la Fille des Neuf Lunes avant d’entrer dans le véhicule avec sa so’jhin. Jouet, es-tu donc ignare à ce point ? Les morts qui marchent annoncent l’imminence de Tarmon Gai’don.

Mat ne rangea pas cette remarque dans la catégorie des superstitions bizarres de Tuon. Après tout, il n’était pas loin de penser la même chose. Pas vraiment amateur de prières, il se fendait d’une petite de temps en temps. Parfois, il n’y avait rien d’autre à faire.

Personne n’ayant envie de fermer l’œil, les lampes brûlèrent jusque très tard. Dans le même ordre d’idées, nul ne désirait être seul…

Mat dîna sous sa tente, sans grand appétit et avec le vacarme des dés dans sa tête. Puis Thom vint le rejoindre pour jouer aux pierres, et Noal ne tarda pas à débouler. Empressés, Lopin et Nerim se montrèrent toutes les cinq minutes, anxieux de combler les désirs de leur maître et de ses invités.

Quand ils eurent apporté du vin et des gobelets, Mat leur intima d’aller tenir compagnie à Harnan et aux autres soldats.

— Ils doivent être en train de se soûler, ce qui semble une très bonne idée. C’est un ordre ! Dites-leur de ma part de partager leur gnôle avec vous.

Un peu gêné par son ventre rebondi, Lopin s’inclina gravement.

— Seigneur, j’ai souvent aidé Harnan quand il lui fallait divers articles. Je suis sûr qu’il ne nous rationnera pas l’alcool. Suis-moi, Nerim. Le seigneur Mat veut qu’on se soûle et tu te soûleras, même si je dois m’asseoir sur toi et te faire boire de force.

Le visage étroit de l’austère Cairhienien exprima toute la désapprobation du monde, mais il s’inclina puis emboîta le pas au Tearien. Ce soir, aurait parié Mat, Lopin n’aurait pas besoin de le contraindre à boire.

Juilin arriva en compagnie d’Amathera et Olver. Du coup, une partie de serpents et renards se déroula à même le sol – sur le plateau de jeu du gamin –, parallèlement à la partie de pierres qui faisait rage sur la table. Bien entendu, les participants changèrent régulièrement de jeu.

Aux pierres, Amathera se révéla plutôt bonne – rien d’étonnant, quand on avait dirigé un pays. En revanche, quand Olver et elle perdirent aux serpents et renards, elle se montra encore plus boudeuse que d’habitude. Pourtant, à ce jeu, personne ne gagnait jamais.

Cela dit, Mat la soupçonnait de n’avoir pas été une très bonne reine.

Les non-joueurs patientaient sur la couchette. Quand c’était son tour, Mat suivait les parties en cours, tout comme Juilin lorsque Amathera était en lice. Sauf quand il jouait, le pisteur de voleurs quittait rarement sa dulcinée des yeux.

Comme d’habitude, Noal se répandit en récits, y compris lorsqu’il jouait. Bizarrement, ça n’eut aucune influence sur ses compétences aux pierres.

Lorsqu’il était de repos, Thom passait son temps à lire et à relire la lettre que Mat lui avait remise dans un lointain passé.

À force de traîner dans la poche du trouvère, la feuille était toute froissée – et tachée après d’innombrables lectures. La missive d’une morte, selon Thom…

À la grande surprise de tout le monde, Egeanin et Domon déboulèrent à leur tour. Depuis qu’il leur avait débarrassé le plancher, ils n’évitaient pas vraiment Mat, mais ils n’avaient fait aucun effort pour le voir.

Comme tous les autres, ils avaient troqué leurs déguisements du début contre des vêtements plus élégants. Avec sa veste et sa jupe d’équitation bleues, toutes deux brodées d’or, Egeanin semblait porter l’uniforme et Domon, en veste, pantalon et bottes à revers, ressemblait en tout point à un marchand illianien prospère sans être richissime.

Dès qu’elle aperçut Egeanin, Amathera, en train de jouer avec Olver, se recroquevilla sur elle-même. Avec un soupir, Juilin se leva pour voler à son secours, mais Egeanin arriva avant lui.

— Tu n’es pas forcée de te prosterner devant moi, ni devant quiconque d’autre.

Se penchant, Egeanin prit Amathera par les épaules et la força à se redresser. Hésitante, la reine déchue se laissa faire mais garda les yeux baissés. D’un index sous son menton, la Seanchanienne lui fit lever la tête.

— Regarde-moi dans les yeux ! Tu dois regarder tout le monde dans les yeux !

La Tarabonaise se mordit nerveusement la lèvre, mais elle obtempéra et garda la tête droite quand Egeanin eut retiré son doigt. Cela dit, ses yeux étaient ronds comme des soucoupes.

— Pour un changement, c’est un changement, marmonna Juilin – non sans irritation.

Raide comme une statue d’ébène, il détestait les Seanchaniens à cause de ce qu’ils avaient fait à sa belle.

— Quand je l’ai libérée, ajouta-t-il, tu m’as traité de voleur.

Là, c’était plus que de l’irritation. Par déformation professionnelle, Juilin abominait les voleurs. Et les contrebandiers comme Domon.

— Avec le temps, tout finit par changer, dit Domon avec un sourire apaisant. Maître Juilin, c’est un homme honnête qui se dresse devant toi. Pour consentir à m’épouser, Leilwin m’a fait jurer de renoncer à la contrebande. Que la Fortune me patafiole ! Pourquoi suis-je tombé sur la seule femme au monde capable d’exiger ça d’un homme ? Abandonner une occupation si lucrative…

L’ancien capitaine éclata de rire, comme si c’était une bonne blague. D’un coup de poing dans les côtes, Egeanin le ramena à plus de sérieux. Avec une épouse pareille, le pauvre type devait être couvert de bleus.

— J’espère que tu tiendras parole, Bayle. J’ai changé, et tu dois changer aussi.

Après un bref coup d’œil à Amathera – peut-être pour s’assurer qu’elle ne baissait pas la tête, tant elle aimait qu’on lui obéisse –, la Seanchanienne tendit une main au pisteur de voleurs.

— Oui, j’évolue, maître Sandar. Et vous ?

Juilin hésita puis accepta la poignée de main.

— J’essaierai, lâcha-t-il, peu convaincu.

— C’est tout ce que je demande…

Regardant autour d’elle, Egeanin ajouta :

— J’ai vu des orlops moins bondés que cette tente. Dans notre roulotte, nous gardons quelques bonnes bouteilles. Avec votre dame, maître Sandar, vous joindriez-vous à nous ?

De nouveau, Juilin hésita.

— J’ai pratiquement perdu ma partie, dit-il finalement. Inutile de boire le calice jusqu’à la lie.

Remettant son chapeau conique, il tira sur sa veste large tearienne – qui n’était pas le moins du monde froissée –, et proposa son bras à Amathera. Comme toujours, elle s’y accrocha, tremblant comme une feuille mais les yeux encore rivés sur Egeanin.